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L’ambition d’un dialogue total chez les romanciers de la Renaissance
mercredi 19 janvier 2011, par
Si l’on définit le dialogue comme «  la formulation écrite d’un débat autour d’une question théorique et pratique [1]  », le dialogue littéraire a la particularité d’ajouter à l’entretien canonique des éléments de fiction, au niveau soit du choix des personnages, soit de l’élaboration d’un contexte pour leur entretien, soit enfin de l’invention d’un devenir pour les interlocuteurs. On voit l’affinité d’une telle forme discursive avec la structure narrative. Une confrontation du dialogue avec une des formes d’écriture du XVIe siècle - le roman -, aussi peu codifiée que lui, a tout lieu de se révéler fructueuse, tant pour établir des critères de distinction entre les dialogues et les romans de l’époque que pour cerner la spécificité du genre romanesque.
Nous nous pencherons sur quelques romans de caractère innovant, qui se démarquent de la pratique généralisée de la réécriture d’histoires héritées du passé national ou venues d’Italie et d’Espagne [2]. Les cinq Livres de Rabelais (1532-1564 ?), les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne (1538), la Mythistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon attribuée à Guillaume des Autels (vers 1550 ?), et Alector, ou Le Coq de Barthélemy Aneau (1560), contribuent en effet à l’invention d’un type de récit que nous suggérons de qualifier de «  roman humaniste  » [3]. Les auteurs nous apparaissent comme de véritables romanciers bien qu’ils refusent, pour des raisons historiques et sociales, un tel appellatif : ils font émerger un art proprement français qui échappe aux habitudes de réinvestissement d’une matière narrative ancienne ou étrangère.
Le rapprochement du dialogue et du roman humaniste invite à s’interroger sur la spécificité de chacune des notions. Est-ce en tant que genre littéraire ou en tant que mode d’énonciation que le dialogue révèle un aspect fondamental du fonctionnement de l’écriture romanesque ? Est-ce seulement parce qu’il ne fait pas directement emprunt à des modèles que le roman nouvelle manière est original ou est-ce également parce qu’il sollicite une forme de discussion et de pensée déjouant les pièges du didactisme ?
En plus de conférer une place importante aux conversations des protagonistes, nous verrons que les Å“uvres envisagées réalisent, mieux que certains dialogues philosophiques ou lucianiques de leur temps, l’idéal d’un dialogue total : appliquant le principe du «  dialogisme  », elles font entendre des points de vue verbalisés sur le monde qui entrent en conflit les uns avec les autres. Il revient, dès lors, au lecteur d’entrer en débat avec toutes sortes de candidats à la parole - que ces instances s’incarnent ou non dans les traits d’un personnage.
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La place du dialogue dans le roman de la Renaissance
Pour un auteur, il existe trois moyens de représenter des échanges entre des personnages : produire un dialogue, inventer une pièce de théâtre ou insérer des conversations au sein d’une fiction narrative. Ces modalités ne sont pas équivalentes et on peut chercher à les comparer : tandis que la première ressortit plutôt à la littérature d’idées, la seconde relève pleinement de la fiction. Des genres comme le roman, la nouvelle ou le conte, pour leur part, ne font intervenir que ponctuellement des hommes qui parlent, de sorte que la trame narrative constitue un cadre dans lequel s’insèrent les discours [4]. Les érudits de la Renaissance avaient conscience du «  manque de ‘densité littéraire’ du dialogue  » [5] et de la polysémie du mot : dans sont Art poétique français, Sébillet fait de «  Dialogue  » un «  nom générique  » s’appliquant tout à la fois à l’églogue, à la «  Moralité  », à la farce, à l’épigramme et à l’épitaphe [6]. Nous allons ici comparer le fonctionnement du dialogue dans le roman humaniste à celui des dialogues de la même époque.
Envahissement de la trame narrative par le discours des personnages
Il faut constater que les œuvres romanesques innovantes se caractérisent par l’importance qu’elles donnent aux échanges de répliques entre deux ou plusieurs personnages. Contrairement aux romans du XVe siècle, le dialogue ne constitue pas en leur sein un relais expressif du récit : il possède une dynamique argumentative, comique, voire psychologique. Contrairement aux auteurs de romans importés de l’étranger, Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau n’en font un usage ni parcimonieux ni codifié à l’excès. Mieux, dans leurs textes, la narration est envahie par des paroles de locuteurs divers. Voyons si le récit n’a pas à souffrir de cette intrusion et si, du coup, le roman humaniste ne se rapproche pas trop du genre du dialogue.
Dans la plupart des récits de fiction, le problème se pose de la concurrence entre deux régimes : le récit, d’un côté, et les discours collectionnés par le conteur, interrompant le fil des événements, de l’autre. Quand un déploiement massif de dialogues opère une mise en retrait de la présentation de la diégèse, le mode de construction narrative se fait singulier. Dans les romans novateurs, celui-ci repose soit sur l’asphyxie du récit, soit sur le dynamitage du procédé même de la mise en intrigue. Un exemple du premier cas de figure est donné dans les deuxième et troisièmes parties des Angoysses douloureuses : apparaissent cinq dialogues entre le héros masculin, Guénélic, et son compagnon, Quézinstra, un débat avec le prince de Bouvaque et enfin une discussion avec le saint homme d’une île. Ces dialogues se présentent comme d’imposantes excroissances du fil narratif principal, toutes centrées sur les bienfaits et les méfaits de la passion.
La prolifération d’énoncés parasites peut à l’occasion devenir le mode même de production du récit, le Tiers livre constituant le cas limite d’une quête philosophique qui ne repose presque que sur des débats d’idées. En effet, à partir du neuvième chapitre, la structure question-prédiction-interprétation de Pantagruel - réfutation de Panurge se met en place. Peu d’épisodes sont racontés en dehors de ce schéma, les tergiversations autour du procès de Bridoie s’y insérant sans peine. Les interventions des multiples personnages ne s’enchaînent aucunement selon un principe de causalité, comme le souhaitait Aristote pour l’intrigue [7] : refermées sur elles-mêmes, elles adviennent par reproduction du même, par génération spontanée en quelque sorte. Cette sape du processus de narration est-elle assimilable au genre du dialogue, où les actions sont surtout constituées par les temps forts de la discussion des personnages ? Prenons un représentant des deux grandes tendances du dialogue à la Renaissance [8] et voyons en quoi nos romans se rapprochent ou diffèrent de lui du point de vue de la construction narrative.
Les Dialogues de Jacques Tahureau, pour commencer, ont paru de manière posthume en 1565, mais ont été rédigés au plus tard en 1555, année de la mort de leur auteur. Ils font converser deux personnages : le Démocritic est persuadé des «  grans abus et sottes inventions qui sont entre les autres hommes  » [9], tandis que le Cosmophile goà »te naïvement la vie, sans exercer son esprit critique à l’égard de la conduite de ses semblables. Leur rencontre a lieu après que le second, sans être vu, a écouté le premier soliloquer ; les indications de lieu et d’action sont données dans le discours du Cosmophile. Mais une fois que le sujet de l’entretien est posé, à savoir l’enseignement de la voie de la moquerie des «  mondain(s)  », toute référence au cadre des propos disparaît, les personnages eux-mêmes n’agissant plus. À la fin du premier dialogue cependant, le Démocritic invite son interlocuteur à se rendre à sa demeure, qu’il lui montre du doigt. Quelques lignes des répliques de ce passage et du début du second dialogue font office de didascalie : le nouveau décor est sommairement décrit ; on fait allusion à un repas et à la fraîcheur de l’ombre des lauriers. À la fin, les deux personnages promettront de se revoir, une fois que le Cosmophile sera revenu d’une expédition de cinq à six mois. L’arrière-plan fictionnel est donc à peine ébauché : les interlocuteurs sont des types abstraits, le sujet principal de l’œuvre étant la sanction des vices de la société contemporaine. Il s’agit donc d’un dialogue sans intention narrative et l’on ne saurait en rien l’annexer à la prose des romans.
Le Cymbalum Mundi, quant à lui, a été publié en 1537 et a été attribué dès le XVIe siècle à Bonaventure des Périers. Ce livre nous intéresse en ce que chacun des dialogues qui le constitue construit un univers de fiction : les personnages possèdent des traits qui les individualisent et leurs répliques rendent compte de leurs actions en plus des idées qu’ils échangent. De plus, il réalise nettement la combinaison lucianique du dialogue et de la comédie : dans les «  quatre Dialogues Poë tiques, fort antiques, joyeux et facetieux  », des personnages prennent successivement la parole, sans être simultanément en présence, et leurs discours fournissent plusieurs éléments sur la mise en scène. Ils parlent seuls, à deux ou à plus puis se trouvent à nouveau seuls, sans que l’absence de didascalies empêche la compréhension des situations. Mais la disjonction entre les quatre dialogues demeure : à part Mercure, les personnages ne réapparaissent pas d’un acte à l’autre et la trame narrative n’est pas continue, ce qui différencie finalement l’œuvre du genre théâtral. La différence essentielle entre ce texte et celui de nos romans qui, par sa forme dialoguée et son sujet philosophique, s’en rapproche le plus - le Tiers livre - réside dans le mode de présentation du dialogue : dans l’un, nous avons affaire à des échanges de paroles énoncés sans la médiation d’un narrateur, tandis que, dans l’autre, Alcofribas use du discours rapporté pour reproduire les discussions, donne des précisions sur le cadre dans lequel elles se déroulent et les relie les unes aux autres par des repères chronologiques. Au contraire, la trame diégétique du Cymbalum Mundi n’est pas prise en charge par une instance de surplomb, condition essentielle à tout genre narratif.
En somme, malgré l’importance qu’il confère au discours des personnages, le roman humaniste se distingue de la forme du dialogue par le souci qu’il porte à la narration. D’autre part, il faut militer en faveur de traits spécifiques du dialogue à tendance platonicienne ou lucianique de la Renaissance : il possède une dominante qui est l’entretien dialogué à tendance réflexive. Du coup, la construction narrative ne constitue pas pour cette forme un intérêt majeur, alors qu’elle est l’objet premier des romans envisagés.
Deux tendances de l’imitation verbale dans le dialogue romanesque
Il est nécessaire d’opérer une distinction parmi les romans du corpus que nous examinons. En effet, quand ils font parler des personnages, les auteurs font inégalement emprunt aux langages de la société de leur temps. Certains choisissent de ne faire intervenir que des représentants des classes sociales élevées, quand d’autres cherchent à donner la parole à toutes sortes d’individus.
Chez Rabelais, apparaît d’emblée la variété sociologique des candidats au dialogue : en plus des nobles et des clercs, les bourgeois et le petit peuple urbain et campagnard sont sollicités pour exprimer leur point de vue. Dans Gargantua, en particulier, il puise parmi les bas niveaux de la hiérarchie des métiers : après la foule mélangée des «  bien yvres  », des fouaciers, des bergers, des soldats et un moine paillard se font entendre. Le langage monacal de frère Jean collecte, par exemple, des bribes de latin de cuisine au lieu de se présenter sous les espèces de l’homélie. Quant aux figures de savants du Tiers livre, elles bien assez connues : dans ce roman, les personnages rencontrés par Panurge sont détenteurs d’un savoir et leur langage relève de l’abstraction érudite. La même mixité est à l’œuvre dans la Mythistoire barragouyne, où la verdeur des propos de personnages de sang royal a de quoi surprendre : dans le jargon des juristes et des philosophes apparaissent des traits d’expression ordurière.
Dans Alector et dans les Angoysses, les interlocuteurs appartiennent systématiquement à des couches plus ciblées de la société. Cela permet aux romanciers de convoquer des références érudites et de les placer dans la bouche de personnages appartenant à la noblesse ou au clergé. Chez H. de Crenne, la casuistique sentimentale occupe ainsi diverses autorités, civiles et religieuses. Chez Aneau, même si les images truculentes de la verve rabelaisienne émaillent les échanges, les discours sont dignes de personnages dotés d’un savoir livresque.
Il serait dangereux, a contrario, de s’en tenir, pour évaluer la nature des langages produits, à une distinction entre les sources livresques et les modèles sociaux, censés appartenir à la sphère du réel. Nombre de langages populaires ont été officialisés par la littérature de la fin du Moyen Âge : le parler du moine ribaud, du sot et du bouffon ont été figés dans les petits genres narratifs et théâtraux. C’est en fait d’abord à des réminiscences littéraires que Rabelais fait appel quand il met des historiettes grivoises, des propos de table, des proverbes et des calembours dans la bouche de ses farceurs. Comme l’explique V. G. Mylne, le passage à l’écrit suppose une «  esthétisation  » de données réelles ou supposées telles [10] : l’accentuation des tics de langage donne souvent une image peu authentique des conventions linguistiques des gens de métier. Les fouaciers, les marchands et les serviteurs s’expriment ainsi de manière plus «  sociolectale  » que dans la réalité. Mais il est précisément notable que ce «  pseudo-réalisme ludique  » [11] permette de donner un statut littéraire à des couches sociales assez peu prises en compte par la tradition antérieure.
La mimèsis romanesque : une recréation de discours idéologiquement marqués
Le fait que le discours des personnages de romans renvoie à des parlers de différentes classes sociales prouve que, dans le dialogue romanesque, chaque énoncé est doté d’une cohérence stylistique et idéologique propre. Tel est le principe de la mimèsis romanesque. Il ne se vérifie que rarement dans les dialogues philosophiques, pas nécessairement dans les dialogues à fort degré fictionnel et parfois seulement dans les échanges de personnages de nouvelles.
Nous l’avons dit, la nature de la matrice linguistique ne conditionne pas le type du langage reproduit : il est possible que des langages sociaux aient été canonisés par une tradition littéraire et qu’inversement, des discours emphatiques soient placés dans la bouche de personnages humbles. Ce qui compte avant tout, c’est l’effet que veut produire chaque énoncé. Dans les Angoysses, la vieille demoiselle au service d’Hélisenne expose ainsi la doctrine médiévale des cinq degrés d’amour sur un mode didactique et le prince de Bouvaque adopte la posture tout à la fois du philosophe et de l’homme d’Église. Seule la naturalisation par un locuteur de son modèle procure donc à chaque prise de parole une orientation spécifique, de nature savante ou populaire, mais aussi sérieuse ou comique, élogieuse ou satirique, etc. L’écriture romanesque n’est pas fidèle au réel en ce qu’elle imite un sujet appartenant à la vie quotidienne, mais en ce qu’elle représente les perspectives axiologiques de groupes humains : tout acte de mimèsis verbale, informé le plus souvent par une topique intertextuelle, est créateur d’une vision du monde.
Écoutons Panurge soutenir devant Pantagruel le fait que «  la braguette est premiere piece de harnois entre gens de guerre  » [12]. Il commence par parler comme un naturaliste : il use du présent de caractérisation pour comparer les plantes possédant une enveloppe défensive à celles qui en sont dépourvues. Après cette description, il se lance dans un récit de type mythologique, où il évoque la succession des quatre âge humains et deux défenseurs du sexe masculin, Priape et Moïse. Il en vient à tenir des propos de médecin : Galien lui sert d’autorité au sujet de l’importance des testicules par rapport au cÅ“ur. Il rapporte ensuite une histoire comique sur le départ en guerre du seigneur de Merville et récite un poème de tonalité burlesque où la formulation courtoise sert à désigner une réalité sexuelle. Ces types d’énoncés ont donc un mode énonciatif et un vocabulaire clairement disparates, et sont utilisés de façon concertée par un locuteur dont la finalité première est l’humour.
Nous avons vu que le roman humaniste se distingue des recueils de dialogues en ce que la restitution mimétique de conversations à visée conceptuelle reste toujours subordonnée à la trame narrative. Par ailleurs, les auteurs de romans reconfigurent les matériaux textuels dont ils s’inspirent pour faire parler les personnages et leur assignent de nouvelles valeurs idéologiques. Par cette construction soignée de discours, les dialogues romanesques s’écartent des échanges quotidiens, chaque prise de parole possédant une cohérence forte.
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Du dialogue au dialogisme : des prises de parole à tous les niveaux du texte
L’empreinte du genre du dialogue sur les romans originaux de la Renaissance est, en fait, moins de nature formelle que d’ordre linguistique et conceptuel. De même que le dialogue introduit l’altérité dans le discours et la pensée [13], les œuvres de Rabelais, d’H. de Crenne, de Des Autels et d’Aneau fonctionnent sur le principe de l’opposition de points de vue divergents. De fait, plus que les adaptateurs des vieux romans réimprimés ou que les traducteurs des romans grecs, sentimentaux et chevaleresques, ces romanciers font du langage l’objet même de leur narration. L’utilisation de paroles venues d’ailleurs se traduit dans leur prose par l’accumulation d’énoncés d’orientation contradictoire.
Le postulat selon lequel la prose romanesque n’arrive pas à s’inventer de langage propre autrement qu’en sollicitant celui d’autrui est bien connu : c’est celui formulé par Mikhaïl Bakhtine, en particulier dans Esthétique et théorie du roman [14]. Le théoricien russe conçoit les romans comme des sommes de «  langages  », c’est-à -dire des prises de parole avec caractéristiques repérables, produites par des énonciateurs distincts et avec une visée idéologique propre. Du coup, la mise en Å“uvre du plurilinguisme dans le roman ne passe pas seulement par l’échange de répliques. Comme l’écrit S. Durrer, «  le dialogue ne constitue […] que la pointe de l’iceberg, que la forme la plus évidente du dialogisme fondamental qui innerve tous les discours  » [15]. Dans son ambition de privilégier les «  dicts  » des protagonistes au détriment de leurs «  faitz  », le roman humaniste dépasse le cadre de la définition platonicienne du «  dialogue pur  » pour réaliser la notion de «  dialogues des langages  » ou de «  dialogisme  » [16].
Modes, formes, genres
Le mélange de propos est le ressort principal de son fonctionnement puisqu’en son sein des images verbales prennent le statut d’énoncés dans un échange. Une étude de nature stylistique, énonciative et narratologique permet de révéler la diversité des langages que convoquent les textes : outre les discours des personnages, ce sont aussi bien des genres, des formes littéraires ou semi-littéraires que des modes énonciatifs. Nous allons voir que de multiples critères - thématiques, lexicaux, syntaxiques et intentionnels - s’avèrent nécessaires pour identifier la nature exacte d’un langage romanesque.
D’abord, les quatre grands types de modalité énonciative - descriptif, narratif, argumentatif et didactique - sont convoqués dans les Å“uvres. Par exemple, nous avons des récits de songes dans Alector et dans les Angoysses assumés par le narrateur tandis que, dans le Tiers livre, c’est Panurge qui relate son rêve. De même, la description d’un personnage - Panurge par Alcofribas et Alector par son père - n’a pas la même portée selon l’identité du locuteur qui la produit. Mais les modes entrent très souvent en combinaison avec d’autres catégories. Ainsi, les récits de combat font toujours intervenir des genres - épiques ou chevaleresques - aux procédés repérables. Par ailleurs, ils se combinent très souvent avec des «  formes  »Â : l’argumentation de Bridoie devant le tribunal de Mirelingues met en Å“uvre le mode argumentatif dans le cadre d’une plaidoirie.
Par «  forme  », nous entendons une réalisation textuelle soumise à des règles de composition plus précises que celles d’un genre. Très nombreux sont ainsi les poèmes à forme fixe dans les romans : des brocards de carabins aux chansons de grand-mère en passant par les épigrammes licencieuses et les énigmes, toute la gamme des compositions versifiées, souvent pratiquées dans la lignée des grands rhétoriqueurs, est représentée. Citons également des formes comme la lettre, la réflexion morale, le développement philosophique, l’épitaphe, la declamatio, le sermon, la plaidoirie et la prédiction. Rien n’empêche, d’ailleurs, les auteurs de détourner d’anciennes formes pour en créer de nouvelles. À grand renfort de jeux sonores, Rabelais invente le blason composé seulement d’adjectifs, la description de «  contenences  » anatomico-morales, la classification de mets raffinés selon qu’ils sont viandes ou poissons et l’exposé de l’ascendance généalogique qui remonte jusqu’aux origines bibliques ; il présente souvent ces énoncés sous forme de listes, de manière à en faire sentir la cohésion. De son côté, Des Autels se plaît à imaginer, en guise d’éthopée de Trigory et de Fanfreluche, un «  calepin d’injures  », pour l’un, et une succession interminable de comparaisons dégradantes, pour l’autre.
Parmi les genres, reconnus ou non à la Renaissance, nous trouvons représentés dans les romans, à des échelles diverses, l’histoire, le théâtre - il y a un statut scénique des échanges que Panurge a avec Trouillogan et avec un frère Fredon - et le lyrisme - Panurge, frère Jean et Pantagruel parlent en rimes «  par fureur poë tique  » dans le Cinquiesme livre. Quant aux genres narratifs, ils sont bien sà »r très présents : l’épopée marque de son empreinte le récit des exploits de frère Jean défendant la vigne de Seuillé ; le roman de chevalerie et la chanson de geste tardive s’imposent dans la présentation du combat de Pantagruel contre Loup-garou, de Quézinstra contre l’amiral qui tient le siège de la ville d’Élivéba et d’Alector contre deux loups-cerviers des montagnes d’Arménie. De plus, des chapitres entiers prennent la forme du conte. C’est le cas, par exemple, de l’histoire de Thanaise et de Désaléthès, de celle du tour de Panurge à une «  haulte dame de Paris  » et de celui d’un laboureur de Papefiguière à un petit diable.
Le choix de l’éclectisme langagier
Les romans innovants de la Renaissance ne se contentent pas de représenter des langages hétérogènes : ils se plaisent à les accumuler. Des énoncés bigarrés fusent à tout moment dans le texte ; du coup, apparaît surtout au lecteur la solution de continuité qu’ils produisent avec les énoncés voisins. Si, pour reprendre une formule de Bakhtine, «  l’énoncé (son style et sa composition) est déterminé par l’objet et par l’expressivité, c’est-à -dire par le rapport de valeur que le locuteur instaure à l’égard de l’énoncé  » [17], l’abondance du matériau verbal est, chez ces romanciers, orientée vers le choc des intentions.
Prenons le discours qu’Arcane, voulant défendre Alector, adresse à la cour lors du procès de celui-ci [18]. La servante de Noémie, la fiancée du jeune homme, se plaît à rapporter l’histoire de la première entrevue d’Alector et de sa maîtresse. Son récit commence par les circonstances dans lesquelles elle s’est trouvée assister aux événements : elle explique la fuite de sa mule et, dans une notation héroï-comique, qu’elle s’est faite «  legiere bische  » pour rattraper Noémie, tout juste emportée par un hippocentaure. Vient ensuite l’affrontement entre Alector et l’être biforme, raconté à la manière des romans de chevalerie : même si l’adversaire de celui qui n’est encore qu’un écuyer appartient à la mythologie antique, la présentation des coups et des techniques de combat ainsi que l’usage de formules stéréotypées relève clairement du style chevaleresque. Arcane introduit alors le récit qu’Alector, une fois le danger passé, a fait à Noémie de ses aventures. Mais au compte rendu exact des événements qui l’ont amené sur les pas de celle-ci, se substitue un dialogue entre les deux jeunes gens, où Alector parle soudain le langage du volage Galaor : il demande une rétribution charnelle pour ses loyaux services. Arcane donne ensuite une description fortement érotisée des «  doux attouchemens de main  » qui lui «  faisoi(ent) venir l’eau à la bouche  ». Arcane colore la scène d’une sensualité extrême ; mais ne voulant pas accabler Alector devant le tribunal, elle se prétend naïve et incapable de conclure quoi que ce soit de ses observations. Par ce décalage entre les deux positions de parole d’Arcane, la description des amours dans la grotte du centaure s’avère à la fois suggestive et comique. La fin du récit, portant sur le retour à Orbe, milite en faveur de relations courtoises entre Alector et Noémie, qui auraient tous deux tâché de «  faire l’amour honeste  ». En somme, ces quelques pages enchaînent des énoncés divers, où alternent narration et description, sujet guerrier et matière amoureuse, gravité et légèreté du ton. Parallèlement, l’unique locuteur adopte des masques changeants, se présentant tour à tour comme humble domestique, admirateur des combats d’un paladin et voyeur complice de ses ébats. Il serait aisé de montrer cette variété de discours à l’œuvre dans les Angoysses, où récit des amours, expression des souffrances, sous forme monologale ou dialoguée, et passages didactiques s’enchaînent durant les trois parties.
On le voit, le dialogisme s’immisce au sein même des discours des personnages. Apparaît l’explication du retardement du mouvement narratif dans le roman humaniste : l’exposé d’un matériau verbal hétéroclite y supplante celui des actions. Du coup, la lecture de tels textes devient un exercice plus ardu qu’haletant.
La mise en crise de l’unité et du sens des romans
La pratique outrancière - ouvertement affichée - de l’accumulation des images de discours, toujours corrélées à des visions du monde, soulève un double problème. Au niveau de l’unité structurelle, d’abord, l’éclectisme linguistique met en péril la cohésion des Å“uvres. Comment, en effet, trouver une spécificité à ce qui apparaît comme un hybride formel ? Ensuite, la mixité engendre la perturbation du sens des récits en même temps que de la perception du réel. De fait, dans la mesure où chaque langage véhicule une vision du monde ou une «  idéologie  », pour reprendre le terme de Bakhtine, comment identifier, parmi les multiples points de vue verbalisés que les romans envisagés amalgament, celle qui l’emporte sur les autres ?
Dans la Mythistoire barragouyne, par exemple, la passation de parole d’un narrateur à l’autre produit en permanence des changements de genre, de sujet et de ton. L’héroïne Fanfreluche commence ainsi un roman de lignée : elle ne se contente pas de rapporter la généalogie de ses parents, mais expose aussi leur rencontre, leur mariage, leur dispute, sa naissance puis fait le récit de son enfance et de son devenir au couvent. Nous serions ici devant une série médiévale, si le sujet était chevaleresque, et devant Gargantua et Pantagruel à la fois, si les personnages avaient une destinée plus glorieuse. Après avoir inventé sa propre forme de narration dynastique, Des Autels se lance dans un roman d’éducation : le narrateur Songe-creux rapporte les étapes du parcours intellectuel de son maître, Gaudichon. Le traitement des amours des héros sera bâclé dans le petit chapitre final. Il est intéressant de noter le long commentaire que fait Songe-creux, au milieu du texte, sur le fait que les lecteurs n’auront pas le roman d’amour annoncé. Il défie les «  gens chatoüilleux des aureilles  » de s’en plaindre : s’il n’est «  au premier chapitre entr(é) en la matiere  », c’est que nul ne connaissait qui était sa maîtresse ; il va à présent, «  (deuss(ennt-ils) pisser vinaigre) devant que entrer en matiere, (leur) faire sçavoir de l’estat de monsieur (s)on bon maistre le Capitaine Gaudichon  » [19]. Par conséquent, la mise en crise de la structure de l’œuvre et de sa catégorisation est montrée avec ostentation par le romancier.
La problématisation de l’accès à la connaissance est une autre conséquence du dialogisme romanesque. Une confrontation des rapports qu’entretiennent le langage et la vérité dans les dialogues que nous avons envisagés plus haut et dans les romans permet de s’en rendre compte. Le rapprochement se fait le plus naturellement avec l’œuvre rabelaisienne, qui sert de modèle à la fois à Tahureau et à Des Périers. Une première série de constats ressort de l’analyse des Dialogues. D’abord, la conversion intellectuelle et morale qu’opère le Démocritic sur le Cosmophile implique un infléchissement des potentialités de la maïeutique socratique. De fait, alors que sous la plume de Platon, le dialogue s’organisait en questions successives qui amenaient l’interlocuteur à consentir, au terme de son propre cheminement réflexif, à l’évidence de la vérité, le Démocritic mène, certes, une enquête en bonne et due forme sur les a priori du Cosmophile, mais son discours prend vite un tour assertif. Ainsi, le Cosmophile n’est pas un véritable contradicteur : il est une voix qui reformule l’enseignement du Démocritic et qui l’entérine. Sa fonction principale est de servir le projet de moralisation du texte ; ses répliques permettent de passer d’un sujet de réflexion à un autre, de faire alterner la prise de parole dans l’exposé ou d’introduire une nuance. Même si les personnages prétendent «  que la dispute de quelque chose que ce soit fait le plus souvent eclaircir les choses douteuses et ambigües  » [20], la puissance heuristique du dialogue n’est pas utilisée ici. De plus, le refus de l’errance verbale préliminaire à la fondation du vrai se double d’un blâme quasi général de l’espèce humaine. De fait, l’exposé des griefs du Démocritic se fait selon une organisation ferme : tandis que le «  Premier dialogue  » tourne en ridicule la femme, le service amoureux, le meurtre en duel, les passions que sont l’envie, la médisance et la flatterie puis l’activité des avocats et des médecins et enfin l’attitude de ceux qui affectent la mélancolie, le «  Second dialogue  » est essentiellement centré sur les fausses sciences que seraient l’astrologie, la magie et l’alchimie, ce qui amène ensuite une réflexion sur les religions et une mise en question des fondateurs de cultes. Rabelais et Tahureau vont ainsi vite s’opposer sur des points sensibles telles l’expression verbale de la satire, la formulation d’une morale et la possibilité de clore la recherche rationnelle. Finalement, cette pratique du dialogue, par son détournement de l’entretien platonicien, limite largement les possibilités de réflexion du lecteur.
Puisque les situations romanesques dialoguées ne se réduisent pas à l’expression du jugement d’un sujet unique, qui serait le porte-parole de l’auteur, il faut analyser le fonctionnement de l’entretien ouvert entre des locuteurs partageant des opinions contradictoires. Le Cymbalum Mundi semble réaliser cette quête incertaine de la vérité : tournant le dos à la sévérité du dialogue philosophique et à l’exposé sentencieux des «  raisons  » du blâme du genre humain, l’opuscule se place dans le sillage des Dialogues de Lucien. Parce qu’ils n’épargnent aucune situation sociale et qu’ils préfèrent déboucher sur la suspicion généralisée plutôt que de figer dans une position discursive une pensée définitive, les quatre «  Dialogues  » peuvent donc servir de point de comparaison intéressant pour les débats rabelaisiens. Reste à savoir si les auteurs font un usage semblable de la satire et si le choc des idées engendre le même type de questionnement dans le roman et dans le dialogue lucianique.
En l’occurrence, les débats inachevés du Cymbalum n’opposent pas des langages socialement caractérisés, ce qui atténue leur caractère conflictuel : chaque énoncé est porteur d’une sagesse ou d’une hérésie, voire des deux, mais son ancrage idéologique n’excède pas le cadre de l’abstraction. À la différence des personnages de Rabelais, les acteurs n’y jouent pas de rôle humain déterminé : tandis que Janotus de Bragmardo représente les mauvais théologiens, les discoureurs de Des Périers n’adoptent pas le langage d’une classe sociale déterminée. Si Hylactor s’imagine en orateur vedette qui subjugue les foules par le charme de son verbe et que Pamphagus semble adopter une résignation stoïcienne, rien n’indique qu’ils soient respectivement le type du rhéteur et du sage dégagé des affections terrestres. En somme, leurs discours ne possèdent pas une intention clairement affirmée, si bien que les problèmes de décryptage que pose le texte ne tiennent pas à une mise en œuvre de la polyphonie.
La comparaison des enjeux cognitifs du genre du dialogue à la Renaissance est révélatrice, par contraste, de la manière spécifique dont s’opère le brouillage du sens dans les romans humanistes. Le roman réinterprète dans la masse de sa structure les éléments étrangers en leur donnant de nouvelles fonctions, une orientation interprétative neuve, la difficulté consistant à cerner cette dernière. Par ailleurs, au lieu de cacher les points de rupture génériques de leurs textes, les romanciers les accentuent ; au lieu d’atténuer les effets de disparate, ils les soulignent. Ils énoncent ainsi indirectement le principe de l’ouverture de leurs textes, de leur inachèvement : laboratoire privilégié de la profusion et de la diversité, le roman novateur se doit de libérer un discours à proprement parler excentrique, sans chercher à uniformiser la totalité de ses éléments.
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Pluralité des échanges et avènement d’une subjectivité
Un genre aussi instable est-il encore un genre ? Du lecteur seul dépend la réponse. Pour parvenir à assimiler la disparate romanesque, il ne peut faire l’économie de ce qu’U. Eco appelle une «  hypothèse d’Auteur [21]  ». Supposer que les récits ont une unité et un sens, c’est en effet accepter de parler de l’intentionnalité d’une identité dissoute dans le chaos textuel [22]. Nous postulons ici l’existence d’un je unificateur qui n’a pas d’autre nature que linguistique, qui harmonise la polyphonie romanesque et dont le dessein discursif est subtil. De même que le lecteur de dialogues «  reçoit le rôle de témoin de la communication fictive  » [23], le lecteur de romans, pour saisir ce vouloir-dire, doit mettre en Å“uvre une coopération qui ne trahisse pas le fonctionnement énonciatif des fictions.
La saisie de la cohésion formelle des œuvres
Un des grands efforts que les romanciers exigent du lecteur est de lui faire accepter la notion d’hybridation. En l’occurrence, celui-ci doit admettre que plusieurs genres puissent dominer conjointement dans leurs œuvres. En les comparant les unes aux autres, il constatera que chacune possède des caractéristiques stables qui la distinguent de ses semblables. Autrement dit, un certain nombre de données convergent vers l’instauration d’un profil thématique, compositionnel et expressif propre à chaque roman.
Prenons le cas du Quart livre. Le narrateur rapporte le périple maritime des Pantagruélistes sans presque jamais faire état de ce qui l’avait motivé à la fin du Tiers livre : le problème du mariage de Panurge. Du coup, au récit de voyage orienté vers un but précis se substitue rapidement le compte rendu des visites faites d’île en île, que F. Lestringant rapproche du genre de l’«  insulaire  » [24]. Dans la mesure où cette forme renvoie à la Renaissance à des atlas de navigateurs constitués de cartes d’îles et de bribes de récits, elle ne permet pas de catégoriser exactement le texte, même si l’idée d’une fiction discontinue est tout à fait probante. Pour le problème qui nous intéresse, nous dirons plutôt que nous avons affaire à deux genres encadrants concurrents, à savoir le récit d’aventures sur mer et le récit de découvertes intellectuelles. Pour ce qui est des événements qui arrivent aux navigateurs, leur extravagance nous éloigne tout à fait des insulaires : il s’agit, par exemple, de la tempête essuyée par la flotte, racontée sur le mode du dialogue, de la visite de l’île des Macréons, du combat de Pantagruel contre le physétère, de la guerre menée contre les Andouilles, de la découverte de paroles gelées et du repas partagé sur la Thalamège. Parallèlement à ce récit haut en couleurs, se développe la trame de la recherche de la connaissance. Mais cela ne débouche ni sur la présentation de contrées exotiques, contrairement à ce que l’épisode de Médamothi laissait présager, ni sur la consultation d’autorités en matière de savoir, comme dans le Tiers livre. Sont en fait insérées dans le Quart livre des pensées et des façons de vivre étrangères, par le biais soit d’une description ou d’un récit assumés par le narrateur, soit de la prise de parole d’un habitant de l’ailleurs. Ainsi, sans s’annuler l’une l’autre, les dimensions du voyage et de la découverte d’éléments abstraits parviennent finalement à s’harmoniser.
L’unification de la diversité formelle des différents romans peut donc être opérée par le lecteur s’il accepte l’idée d’un croisement de formes d’écriture disparates. C’est à lui de transformer leur hybridation apparente en agrégation de formes.
La cohérence herméneutique comme horizon de lecture
Dans son exercice d’interprétation, le lecteur prend conscience, par ailleurs, de ses capacités critiques. Il lui faut en effet soupeser la part de vérité contenue dans chacun des discours imités sans espérer jamais trouver une synthèse du «  message  » du romancier. Il est confronté à la loi romanesque de la plurivocalité, qui implique que tout langage est représenté en même temps qu’il se représente : il est à la fois saisi du dedans, par le locuteur premier qui l’énonce, et du dehors, par le maître du discours qui relativise ses perspectives idéologiques et s’en distancie. Vu que le romancier est responsable du dialogue comme du récit, qu’à tous les niveaux de la production verbale, il impose sa présence linguistique et idéologique, le lecteur peut espérer entendre sa position juste de parole au milieu des langages qui envahissent le texte.
Par exemple, dans le récit par Franc-Gal de l’initiation de son fils aux faits d’armes, les intentions du narrateur sont ambiguë s. Le premier combat d’Alector a lieu contre deux loups-cerviers en Arménie [25] : au lieu de l’enfant, c’est le cheval qui est au centre de la narration chevaleresque : il tue de ses ruades impétueuses l’une des bêtes. Alector n’apparaît que comme son second, mis d’ailleurs à pied d’œuvre par la chute que sa monture lui impose… Le fils de Franc-Gal fait des erreurs et son chevalier de père n’hésite pas à les signaler : il se fait mordre faute d’avoir regardé si son adversaire était bien mort. La difficulté qu’auront Alector et un pêcheur, le combat fini, à retirer les dents de son bras - «  à force de mains, de coups de caillou sur les maschoires du loup, et avec un cousteau  »Â - fait inévitablement sourire. Mais Franc-Gal-narrateur n’insiste pas moins sur la «  noble hardiesse  » dont Alector a fait preuve : il avait plus peur pour son cheval que pour lui-même ; d’ailleurs, il a bien récompensé ce dernier en lui faisant faire des bardes de la peau de «  sa despoille  ». Que conclut le lecteur de l’insertion de notations burlesques dans des unités linguistiques traditionnellement traitées sur un mode élevé, de la présence de «  deux voix, deux accents  » qui «  se combattent sur le territoire de l’énoncé  » [26]  ? À la moquerie tendre du père envers son fils plutôt qu’à la parodie du combat chevaleresque et à la dégradation de l’enfant-coq.
Le lecteur des romans de la Renaissance se voit sensibilisé à la perte de la soudure entre le discours et l’idéologie qu’il véhicule, à la difficile articulation entre parole et pensée. La prose romanesque le soumet au périlleux exercice de mesurer l’éclairage complexe de chacune des voix qui s’expriment dans le texte. C’est à une saisie concomitante de toutes les unités discursives mises en corrélation qu’il est appelé : parce que la vérité n’est pas donnée avant sa mise en débat, il ne peut l’approcher de manière dogmatique et parce que la discussion entre les locuteurs n’est jamais totalement achevée, il lui faut chercher ce qu’il y a de recevable dans chaque opinion.
Dès lors, s’il est un usage du dialogue qui se rapproche le mieux de l’instauration de points de vue singuliers - parce que stylistiquement reconnaissables - dans le roman, n’est-ce pas celui qu’en font les devisants de M. de Navarre ? L’Heptameron a en commun avec les romans humanistes d’élaborer des disputes véritablement ouvertes. Si leur formulation et leur organisation semblent d’ordre didactique, cela ne débouche sur aucune certitude. Alors que chaque postulat est tenu pour vrai par celui qui l’énonce, il ne réussit pas, une fois soumis à l’examen critique du reste de la compagnie, à emporter l’adhésion et à acquérir ainsi une portée universelle. Comme dans la polyphonie romanesque, le concert des voix rend ici problématique l’articulation de l’idéologie particulière et l’assentiment général. Bien sà »r, il existe des distinctions entre la pratique du dialogisme par M. de Navarre et par les romanciers : la structure de la nouvelle à cadre limite la diversité des débats et sépare trop clairement le narratif du discursif ; l’appartenance des devisants à un même milieu social n’actualise que de manière limitée les oppositions idéologiques ; enfin, la relative uniformité des manières de s’exprimer des devisants fait qu’ils se singularisent plus par leurs idées que par un style propre. Toujours est-il que, dans ces fictions, le dialogue ou plutôt le dialogisme s’impose communément «  comme la formule attendue pour recueillir en vérité des éclats de la Vérité  » [27].
Au terme de cette analyse des problèmes posés par la pluralité des discours convoqués dans le roman, il apparaît que la performance de l’écriture romanesque à la Renaissance se traduit par la genèse concomitante de la subjectivité de l’auteur et de celle du lecteur. Dans l’instant où il fait usage de sa sensibilité linguistique, le lecteur devient un sujet à part entière : la fragmentation textuelle et la confrontation à l’altérité lui permettent de prendre conscience de l’intention du maître des échanges en même temps que de ses capacités d’analyse et de discussion. La saisie de la cohésion formelle des œuvres et de leur cohérence herméneutique doit idéalement l’amener à rejoindre la pensée du romancier. Évidemment, un tel résultat est à concevoir comme un horizon et un échec du lecteur est toujours possible.
Nous formulons finalement l’hypothèse qu’il existe une convergence entre le fleurissement du genre du dialogue à la Renaissance [28] et la naissance à la même époque d’une forme romanesque polyphonique. De fait, la multiplication des textes dialogués en France est révélatrice de l’intérêt porté par les humanistes à l’importance autant qu’à la difficulté de raisonner à plusieurs. Par sa «  capacité d’autoréflexivité  » [29], le dialogue est un lieu privilégié où s’expérimentent les rapports du discours à la connaissance intellectuelle et à la détermination pratique.
Le recours habituel au dialogue entre les personnages est, pour les romanciers, un moyen d’inscrire le langage et la recherche de la vérité au cÅ“ur de leur écriture. Mais ils dépassent en quelque sorte les limites du genre en élaborant un nouveau type de dialogue, qui implique de la part du lecteur une entrée en débat avec tous les détenteurs d’un savoir s’exprimant dans le texte. Celui-ci se voit initié à la saisie de la portée intentionnelle des discours, ce qui suppose à la fois une sensibilité philosophique, linguistique et littéraire. Il est soumis à l’exercice périlleux de mesurer l’éclairage complexe de chacune des voix qui s’exprime dans le texte, non pas en cherchant «  le  » discours vrai, mais en cernant la part de vérité contenue dans chaque discours. Les romans novateurs de la Renaissance proposent donc un mode de réflexion tout à fait original qui repose sur la mise en Å“uvre d’une pensée intersubjective.
[1] A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, P.U.F., «  Écriture  », 2001, p. 5.
[2] On peut recenser environ quatre-vingts titres de romans de chevalerie du Moyen Âge imprimés au XVIe siècle. Le nombre des romans traduits est à peu près aussi important puisqu’il comprend les textes chevaleresques, sentimentaux et pastoraux écrits en Italie et en Espagne à la fin du XVe siècle et au début du suivant ainsi que les romans de l’Antiquité grecque.
[3] Telle est la formule que nous proposons dans notre thèse Le Roman humaniste : un genre novateur français. 1532-1564, Paris, Champion, 2007. Les œuvres étudiées retrouvent les questions essentielles des penseurs humanistes, à savoir l’intérêt porté aux rapports entre imitation et création, au langage et à l’éveil de l’esprit critique.
[4] Rappelons, par ailleurs, que la distinction entre le théâtre et le récit est ancienne : elle a été définie par Platon et Aristote. Pour le premier, dans le mode dramatique ou mimésis, ce sont les personnages eux-mêmes, ou plus exactement le poète déguisé en personnages, qui prennent la parole ; dans le mode narratif simple ou diégésis, le poète parle en son propre nom ; le mode narratif mixte enfin, représenté par l’épopée, fait alterner le récit assumé par le conteur et les dialogues entre personnages, autrement dit la diégésis et la mimésis (La République, Paris, «  GF-Flammarion  », 1966, livre III, 394 b, p. 146). Pour le second, il n’y a que deux façons d’imiter pour le poète, qui se réalisent dans trois genres mimétiques : soit il raconte les événements en son propre nom en même temps qu’il cède la parole à ses personnages par moments - dans l’épopée -, soit il présente des personnages en acte dans la tragédie et la comédie (La Poétique, Paris, «  Le Livre de Poche/Bibliothèque classique  », 1990, pp. 53-65, 1448 a, p.104).
[5] Expression d’E. Kushner dans «  Le dialogue de 1580 à 1630 : articulations et fonctions  », in L’Automne de la Renaissance, Actes du colloque de Tours des 2-13 juillet 1979, Vrin, 1981, pp. 149-161 et ici p. 150.
[6] Art poétique français, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, «  Le Livre de Poche/Bibliothèque classique  », 1990, II, 8, p. 130. Il confond donc le genre et ce qu’il appelle ses «  espèces  ».
[7] La Poétique oppose clairement l’agencement des faits dans l’épopée, où «  ceci  » a lieu «  à cause de cela  » et non «  à la suite de cela  », et dans le récit historique, où chaque événement «  n’entretient avec un autre qu’un rapport fortuit  » (op. cit., 1452 a, p. 119 et 1459 a, p. 145).
[8] Dans Le Dialogue à la Renaissance, op. cit., A. Godard rappelle que la tendance «  platonico-cicéronienne  » s’est imposée en France par le biais de l’Italie et que la tendance «  lucianesque  » est apparue sous la plume d’Érasme et s’est prolongée chez ses continuateurs.
[9] Les Dialogues, éd. M. Gauna, Genève, Droz, «  Textes littéraires français  », 1981, «  Premier dialogue  », p. 15.
[10] Le Dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute, Paris, Universitas, 1994, p. 129.
[11] Ibid., p. 125.
[12] Tiers livre, in Å’uvres complètes de Rabelais, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, «  La Pléiade  », chap. 8, p. 374-376.
[13] C’est ce qu’explique E. Kushner, art. cit., p. 153 : « Que ce soit dans l’harmonie platonicienne ou sur le mode satirique, l’auteur, à travers la configuration de ses personnages, imagine, prévoit et examine l’autre, c’est-à -dire un interlocuteur virtuel, pour le réfuter ou envisager une nouvelle synthèse du vrai. »
[14] Esthétique et théorie du roman, trad. D. Olivier, Paris, Gallimard, 1978 (1ère éd. Moscou, 1975).
[15] Le Dialogue romanesque. Style et structure, Genève, Droz, 1994, p. 28. Elle regrette toutefois que la plupart des travaux issus de la réflexion bakhtinienne se restreignent à une description de la «  dialogisation extérieure  », réalisée par la polyphonie, au détriment de la «  dialogisation intérieure  », essentiellement réalisée par les dialogues des personnages.
[16] Rappelons que les termes dialogique et dialogisme ont été créés à la Renaissance. Jean-Pierre Camus parle ainsi des «  dialogismes  » de Platon et du «  Dialogisme problematique de l’Eloquence  ».
[17] Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984 (1ère éd. Moscou, 1979), p. 298.
[18] Alector, 2e t., éd. M. M. Fontaine, Genève, Droz, «  Textes littéraires français  », 1996, t. I, chap. 3, pp. 34-41.
[19] Mythistoire barragouyne…, 1578, réimpr. M. Françon, Cambridge (Massachusetts), Schoenhof’s Foreign Books, 1952, chap. 9, pp. 40-41.
[20] Les Dialogues, op. cit., «  Premier dialogue  », p. 76. Voyant dans le texte une «  œuvre de propagande  », M. Gauna affirme, dans l’introduction, que «  le potentiel du dialogue en matière d’ambivalence n’est guère exploité que dans le cas précis de la religion, et même là l’obscurité nécessaire n’est pas le fait du genre  » (p. XV).
[21] Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, «  Figures  », 1985 (1ère éd. Milan, 1979), p. 80.
[22] Aujourd’hui, la tendance est à la réévaluation du concept d’intention de l’auteur. Mettant en cause les excès du structuralisme, A. Compagnon affirme ainsi, dans Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, «  La couleur des idées  », 1998, p. 82, que c’est le «  seul critère concevable de la validité de l’interprétation  » (p. 82). Il ne s’agit pas ici de revenir à la critique lansonienne en prêtant des idées préconçues aux auteurs, mais de considérer le résultat de l’écriture et de trouver des indices convergents pour élaborer sa structure et sa signification.
[23] Formule de M. Le Guern dans «  Sur le genre du dialogue  », in L’Automne de la Renaissance, op. cit., pp. 141-148 et ici p. 143.
[24] Voir les articles suivants : «  L’insulaire de Rabelais, ou la fiction en archipel (pour une lecture topographique du Quart livre  », in Rabelais en son demi-millénaire, Actes du colloque de Tours des 24-29 septembre 1984, J. Céard et J.-C. Margolin (dir.), in Études rabelaisiennes, 1988, t. XXI, pp. 249-274, et «  D’un insulaire en terre ferme : éléments pour une lecture topographique du Cinquiesme livre, ou l’autre monde de Rabelais  », in Le Cinquiesme Livre, Études rabelaisiennes, 2001, t. XL, pp. 81-101.
[25] Alector, op. cit., t. I, chap. 19, pp. 130-131.
[26] Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 177.
[27] Y. Delègue, «  Du dialogue  », in «  D’une fantastique bigarrure  ». Le texte composite à la Renaissance, Études offertes à André Tournon, dir. J.-R. Fanlo, Paris, Champion, 2000, pp. 145-156 et ici p. 151.
[28] C’est ce que rappelle E. Kushner dans l’article cité, p.153.
[29] A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, op. cit., p. 10.
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