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Le Dialogue à la Renaissance

vendredi 8 mai 2009, par Blandine Perona

Le dialogue est un genre de prédilection à la Renaissance. Dans toute
l’Europe, les humanistes redécouvrent avec enthousiasme les modèles
antiques. L’engouement unanime qu’il suscite chez les auteurs majeurs du
XVIe siècle n’empêche pas le dialogue d’adopter une diversité de sujets et
de formes qui évoluent avec le temps. La critique fut et reste
naturellement sensible à l’essor de ce genre-phare de la Renaissance qui a
fait l’objet de nombreuses études. Cet article se propose de rendre compte
des principaux travaux et de dessiner ainsi un panorama synthétique [1] qui
permette d’appréhender à la fois les constantes qui caractérisent ce genre
et les infléchissements qu’il subit au cours de la Renaissance.

Le dialogue comme genre, problèmes de définition

Quand il s’intéresse au dialogue, Dominique Maingueneau préfère le terme d’« hypergenre » à celui de « genre » [2]. Il
entend par là « des modes d’organisation textuelle aux contraintes pauvres,
qu’on retrouve à des époques et dans des lieux très divers et à l’intérieur
desquels peuvent se développer des mises en scène de la parole très variées
 [3]. » Retenons de cette nuance la forte plasticité de ce
que nous continuerons cependant d’appeler un genre. Le dialogue en effet ne
se définit pas par une fonction précise (didactique ou récréative) mais
seulement par l’organisation du texte, construit comme la succession de
propos d’un nombre d’interlocuteurs supérieur ou égal à deux. Reste à le
distinguer du texte théâtral, comme le fait Anne Godard et surtout comme le
fait Le Tasse avant elle : « le dialogue est consacré à la discussion d’un
problème, et non à l’exposition d’une action [4] » Il est enfin un dernier trait définitoire du
genre du dialogue presque toujours évoqué dans les études : l’interaction
entre le plan de l’énoncé et le plan de l’énonciation. Ainsi Michel Le
Guern parle-t-il de « communication croisée » à propos du dialogue : « La
première et la deuxième personne ne désignent aucun des acteurs de la
communication véritable, mais les acteurs fictifs d’une communication
fictive dont la seule fonction est en définitive, d’établir une médiation
qui permettra à la communication véritable [entre l’auteur et le lecteur]
d’exister [5]. » Le dialogue invite à lire la relation entre les
interlocuteurs comme une image plus ou moins déformée de la relation qui
doit s’établir entre l’auteur et le lecteur. Le destinataire du texte est
alors amené à envisager la lecture comme un dialogue, dont les termes sont
définis en fonction de la communication représentée. Anne Godard exprime
ainsi la dimension réfléxive du dialogue : « le dialogue exploite le
postulat que l’écriture elle-même - la structure énonciative et
argumentative du discours, le choix de la langue et des interlocuteurs -
constitue le « commentaire », l’interprétation, la clé de compréhension du
« contenu » discuté [6]. »

Les théoriciens du dialogue au XVIe siècle en Italie

Anne Godard utilise en effet le traité du Tasse pour affiner sa définition
du dialogue. Cet auteur fait partie des trois théoriciens qui ont écrit un
texte sur le dialogue dans le deuxième moitié du XVIe siècle en Italie :
Carlo Sigonio rédige un ouvrage en latin, intitulé De dialogo liber en
1562, Sperone Speroni, une Apologia dei dialogi en 1574 et Le Tasse, un
Discours sur le dialogue en 1585. Nuccio Ordine situe la publication de
ces trois traités dans la suite des réflexions et des débats sur les
poétiques provoqués en particulier par les traductions en latin puis en
italien de la Poétique d’Aristote [7]. Le Tasse reprend ainsi effectivement Aristote et la
question de l’imitation, fondamentale dans l’entreprise de définition des
genres littéraires : « Dans l’imitation, ou l’on représente les actions des
hommes ou leurs discours. [...] Dans le dialogue on imite principalement le
discours, qui n’a pas besoin de scène ; et si un dialogue de Platon y fut
jamais joué, cette pratique a été inventée, après lui, sans nécessité [8]. » Une fois faite cette première mise au
point, Le Tasse, comme Sigonio avant lui, distingue trois formes de
dialogue : « la représentative (qui « peut être portée sur la scène par ce
qu’elle introduit des personnages en train de discourir dramatikôs,
c’est-à-dire en acte, comme il est d’usage dans les comédies et dans les
tragédies »), la narrative ou historique ( « qui ne peut être portée sur la
scène, parce que l’auteur conservant son rôle, raconte en historien ce que
dit celui-ci ou celui-là ») et la mixte ( « où l’auteur parle d’abord à la
première personne et où il conte comme un historien, puis commence à faire
parler dramatikôs [9]. »). À cette
classification, le théoricien italien associe des modèles : Platon et
Lucien s’illustrent dans la première manière, Cicéron dans la deuxième et
la troisième [10].

La prédominance de trois modèles antiques

On ne peut guère faire l’économie de ces trois modèles, lorsqu’on
s’intéresse au dialogue à la Renaissance. Les auteurs se réfèrent très
souvent à Platon, considéré comme le fondateur du genre. Dans les œuvres du
philosophe grec, la confrontation à l’autre permet de prendre conscience de
son ignorance et le dialogue devient la condition de l’accès à la
connaissance. Lucien, dans la Double accusation, se défendant contre la
rhétorique et le dialogue, estime qu’il a donné une nouvelle jeunesse au
genre, en faisant se rencontrer le dialogue et la comédie. Le dialogue
platonicien reste une référence, même si celui-ci s’estime victime de la
transformation que lui fait subir Lucien : « Jusqu’ici, j’étais plein de
gravité, toujours en contemplation devant les dieux, la nature et les
révolutions de l’univers ; marchant en l’air au milieu des régions qui
avoisinent les nuages, à l’endroit où roule dans les cieux le char ailé du
grand Jupiter, je touchais à la voûte céleste, je m’élançais même au dessus
du ciel, lorsque ce Syrien, me tirant par la jambe et me brisant les ailes,
me réduisit à l’humaine condition. Il m’arracha mon masque tragique et
majestueux et m’en appliqua un autre, comique, satyrique et presque
ridicule [11]. » Cicéron, lui aussi, trouve un modèle en
Platon et utilise le dialogue pour exposer et faire se confronter les
grandes doctrines philosophiques [12]. Anne Godard [13] remarque
avec justesse que l’une des différences fondamentales entre ces deux
traditions d’écriture du dialogue, lucianesque et cicéronienne, tient à la
position du destinataire. Dans le premier, le lecteur est largement
responsable du sens du texte, car il doit constamment mesurer le degré
d’adhésion de l’auteur aux propos des interlocuteurs. Dans le second,
l’auteur appelle son destinataire à adopter les valeurs, qu’il cautionne
explicitement, en désignant par exemple l’un des personnages comme son
porte-parole. Si ces trois types de dialogues, platonicien, lucianesque et
cicéronien se distinguent à la Renaissance, il faut, avec Anne Godard
encore, faire cette nuance : « L’histoire du dialogue à la Renaissance ne
peut pas se limiter à un classement en trois catégories [...]. Mais elle
doit tenir compte de la tension entre les trois, parce qu’elle renvoie à
des oppositions structurelles de l’humanisme : pédagogie et polémique,
philosophie et rhétorique, philologie et littérature, consensus et
disensus, latin et vulgaire. [...] Contrairement à la volonté de Platon de
séparer la philosophie contemplative des arts incertains et pratiques que
sont la rhétorique et la sophistique, la Renaissance affirme la connivence
entre l’amour platonicien et la rhétorique entendue comme désir de
persuader et comme technique recourant à la séduction. [14] »

Thèmes et évolutions

En Italie : L’ouvrage de Virginia Cox montre que c’est le dialogue cicéronien qui
connut le plus de succès durant le Cinquecento. Cette prédominance
constitue, selon elle, une exception européenne qui s’explique par
l’histoire de la société italienne et en particulier par l’humiliation due
à l’occupation étrangère. L’idéal cicéronien contribue à donner une
existence à une élite sans nation et à incarner un idéal social : « Like
the courtesy textbooks which codified it, and the letters which enacted it,
the dialogues which illustrated the art of civil conversasione were
fragments in the composition of a new human and social ideal [15]. » Au contraire, le genre « luciano-érasmien » rendu populaire par
les Colloques (publiés entre 1518 et 1533) fait, en Italie, l’objet d’une
méfiance qui pourrait être justifiée par la réputation sulfureuse d’Érasme
et de Lucien. Virginia Cox constate en outre un raidissement, une « 
descente graduelle du genre » après la publication du Courtisan : le
dialogue est de moins en moins ouvert à l’altérité, de plus en plus « 
monologique ». Sigonio, estime par exemple qu’il faut un princeps
sermonis
qui représente les positions de l’auteur. Virginia Cox avance
plusieurs explications. Avec le développement de l’imprimerie, un public
plus large est visé et c’est pourquoi s’impose une conception de plus en
plus didactique du genre. Le Concile de Trente est aussi largement à
l’origine de ce raidissement. Enfin, à la fin du siècle, une recherche
nouvelle d’ordre, de méthode et de systématisme fait du dialogue un genre
de plus en plus inadapté [16].

En France : On observe en France le même raidissement progressif, dont le Concile de
Trente est largement responsable. Eva Kushner propose une périodisation
plus précise en distinguant en particulier les dialogues de 1550 à 1560,
période qu’elle appelle la décennie du « dialogue des dialogues ». Ces
années se caractérisent par la publication d’un « nombre considérable de
dialogues philosophiques paraissant se répondre les uns aux autres, et dont
les auteurs (Étienne Pasquier, Guy de Brués, Pontus de Tyard, Louis le
Caron, Jacques Peletier du Mans, etc.) semblent mettre en scène, nommément
ou symboliquement, leurs interlocuteurs réels des milieux intellectuels et
de ceux de la cour [17]. » Elle met aussi en
valeur les particularités du corpus des années 1560 à 1630 : les
dialogues philosophiques laissent la place à des dialogues à visée plus
didactique et pédagogique qui proposent au lecteur l’exploration d’objets
concrets et l’établissement d’un « ensemble bien délimité de
connaissances [18] ». S’ajoute à cela une somme importante
de dialogues qui portent un « discours social et politique, [...] évidemment
fort difficile à séparer du discours religieux [19] » Cet
essai de périodisation permet d’esquisser aussi une classification des dialogues en
fonction de leur objet : les dialogues d’inspiration néoplatonicienne
fortement représentés dans les années 1550-1560, les dialogues
scientifiques, les dialogues politiques et religieux. Manquent à cette
liste les dialogues qui ont pour préoccupation centrale les langues
vernaculaires et leur développement : on pense par exemple à la Manière de
bien traduire d’une langue en aultre
(1540) d’Étienne Dolet ou au Dialogue
de l’Ortografe et prononciation de la langue françoise
(1550) de Jacques
Peletier du Mans. Restent enfin les dialogues pour lesquels on peine à
déterminer immédiatement l’objet, comme le Cymbalum Mundi ou le Moyen de
Parvenir
. Pour ces deux textes, seule la référence au modèle lucianesque
s’avère immédiatement pertinente.

Conclusion : L’omniprésence du dialogue caractérise la Renaissance comme
une époque d’ouverture à l’autre et à la vision qu’il porte. Comme l’écrit
André Chastel, cette attention à l’altérité est décisive pour le
développement de genres tels que le dialogue ou la lettre : « S’il est vrai
... que la véritable nouveauté soit l’importance attachée à l’opinion des
autres, c’est-à-dire à la communication spirituelle et l’effort en ce sens,
générateur d’une véritable vie civile par l’échange et la discussion
libres, cette inclinaison devait conduire aux nouveaux genres, inspirés de
l’antique, que Pétrarque pratiquait déjà avec tant d’éclat [20]. » Les crispations politiques et religieuses
sont largement à l’origine du déclin du dialogue et l’Âge classique ne
perçoit plus l’intérêt du partage de la vérité et du savoir entre plusieurs
interlocuteurs, comme le montre significativement cette phrase de Guez de
Balzac : « Nous ne nous amusons point à l’inutile des dialogues [21] ». L’organisation dialogique n’a
plus de sens aux yeux du siècle rationnaliste qui commence.

Bibliographie sélective

- Virginia Cox, The Renaissance
dialogue, Literary dialogue in its social and political contexts,
Castiglione to Galileo
, Cambridge university press, 1992.

- éd. M.T Jones-Davies, Le Dialogue au temps de la Renaissance, Paris,
Jean Touzot, 1984.

- Anne Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, puf, 2001.

- éd. Philippe Guérin, Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture, actes du colloque
international organisé par l’équipe Érilar, les 17 et 18 octobre 2003,
Presses Universitaires de Rennes, 2006.

- Eva Kushner, Le Dialogue à la Renaissance,
Histoire et poétique
, Genève, Droz, 2004.

- Michel Le Guern, « Sur le genre du dialogue », dans L’Automne
de la Renaissance 1580-1630
, Actes du XXe colloque international d’études
humanistes, études réunies par Jean Lafond et André Stegmann Paris, Vrin,
1981, p. 141-148.

- Ruxandra Vulcan, Savoir et rhétorique dans les dialogues français entre
1515 et 1550
, Hamburg, LIT, 1996.

Notes

[1et partiel, puisqu’il ne donne pas une vision du développement du genre dans toute l’Europe, mais essentiellement en Italie et en France.

[2« Le dialogue comme hypergenre »,
dans Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture, actes du colloque
international organisé par l’équipe Érilar, les 17 et 18 octobre 2003,
Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 35-46.

[3Ibid. p. 42.

[4Le Dialogue à la
Renaissance
, Paris, puf, 2001, p. 5. Ce livre propose une découverte
problématisée du dialogue à la Renaissance. Il est jalonné d’analyses
précises de textes, tout en suivant un parcours parfaitement clair (ce qui
n’est pas le cas du livre plus récent d’Eva Kushner qui est de fait un
recueil d’études et travaux antérieurs, Le Dialogue à la Renaissance,
Histoire et poétique
, Genève, Droz, 2004). Notre synthèse est largement
redevable à cet ouvrage.

[5Michel Le Guern, « Sur le genre du dialogue », dans L’Automne
de la Renaissance 1580-1630
, Actes du XXe colloque international d’études
humanistes études réunies par Jean Lafond et André Stegmann Paris, Vrin,
1981, p. 143.

[6Anne Godard, op. cit., p. 175. Virginia Cox exprime en
ces termes le croisement dans le dialogue du plan de l’énoncé et du plan de
l’énonciation : « If the dialogue is a representation of a communicative
process, it is also, like any text, a communication itself. The oral
exchange depicted in a dialogue acts as a kind of fictional shadow to the
literary transaction between the reader and the text. » The Renaissance
dialogue, Literary dialogue in its social and political contexts,
Castiglione to Galileo
, Cambridge university press, 1992, p. 5.

[7Le Tasse, Discours sur le dialogue,
Paris, Belles Lettres, 1992, Introduction p. 16-17. L’introduction de
Nuccio Ordine est une mine de renseignements sur la théorisation du genre
du dialogue.

[8Le
Tasse, ibid., p. 66 et 71.

[9Le Tasse, ibid., Introduction p. 28.

[10Il n’existe pas, en France, de traités entièrement consacrés
au dialogue : le dialogue est ponctuellement mentionné dans les traités de
poétique et de rhétorique. Ainsi Fouquelin dansLa Rhétorique française
évoque-t-il le « dialogisme » : « Prosopopée ou Sermocination, est une
figure de sentence par laquelle nous de notre voix et action, contrefaisons
et représentons la voix de personnage d’autrui. [...] L’autre manière de
Prosopopée pleine, est appelée Dialogisme, c’est-à-dire une feinte
collocution de certains personnages ensemble » (Traités de poétique et
rhétorique de la Renaissance
, introduction, notices et notes de F. Goyet,
Paris, Livre de Poche, 1990, p. 413-416). Ruxandra Vulcan analyse en partie
cette approche rhétorique du dialogue : Savoir et rhétorique dans les
dialogues français entre 1515 et 1550
, Hamburg, LIT, 1996, p. 46-52.

[11Lucien de Samosate, Œuvres complètes, trad. Eugène Talbot, 1912
(6e édition), t. 2, p. 170.

[12Dans son article, Alain Michel donne une description
extrêmement bien informée du dialogue cicéronien et des caractéristiques
qui le distinguent du modèle platonicien. En outre, en évaluant l’influence
du dialogue cicéronien, cet excellent article embrasse l’histoire du
dialogue de l’Antiquité à la Renaissance. Il permet de vérifier que « le
Moyen Âge n’a pas ignoré le sens du dialogue son utilité et les exigences
qu’il implique. La Renaissance, quant à elle, va lui rendre sa forme. »
Pétrarque s’impose comme figure de transition entre les deux
périodes. Alain Michel, « L’influence du dialogue cicéronien sur la
tradition philosophique et littéraire », dans Le Dialogue au temps de la Renaissance,
études réunies par M. T. Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1984, p. 19.

[13Op. cit., p. 45.

[14Ibid., p. 46.

[15Op. cit.,
p. 25.

[16C’est l’objet de son dernier chapitre : « From
the open dialogue to the closed book », ibid., p. 99-113.

[17Eva Kushner, op. cit., p. 9.

[18Ibid., p. 94.

[19Ibid., p. 99.

[20Cité par Eva
Kushner, op. cit., p. 22.

[21Cité par
Michel Le Guern, art. cit., p. 146.

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