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Croissance et crise économique dans l’Italie de la Renaissance
mercredi 11 avril 2007, par
La détermination des conditions économiques favorisant la production
artistique et culturelle constitue un élément programmatique de l’économie
de la culture. À cet égard, le cas de la Renaissance italienne est aussi
important que controversé. Deux thèses essentielles sont en présence. La
première voit la Renaissance, qui commence en Italie dès le XIVe siècle,
comme une période de prospérité économique, les nouveaux surplus permettant
d’alimenter une vigoureuse activité artistique. Au contraire, la seconde
affirme que la Renaissance fut en Italie une période de crise économique
profonde, entraînant une distribution très inégale de la richesse et ainsi
que de faibles possibilités d’investissement, incitant les nantis Ã
subventionner l’activité artistique, faute d’un meilleur usage de leurs
fonds.
Il ne s’agit ainsi pas d’une simple querelle de conjoncturistes, mais d’un
débat sur l’ensemble des conditions économiques ayant favorisé la
mobilisation des moyens nécessaires à l’activité artistique intense qui
caractérise la Renaissance italienne. Pour y voir plus clair, je
commencerai par montrer comment les deux thèses en présence recouvrent un
débat de fond sur le statut du financement des arts au regard de la
croissance économique. Ensuite, je montrerai comment les études
monographiques récentes suggèrent une situation économique plus complexe et
contrastée qu’on l’a longtemps cru.
Croissance ou crise ?
Histoire du débat
En 1954, l’historien et économiste Robert S. Lopez fut « pratiquement
lynché  » [1]
par une assemblée d’historiens de l’art pour avoir fermement défendu l’idée
selon laquelle la Renaissance italienne fut une période de crise économique
profonde. La violence de la réaction peut d’ailleurs se mesurer dans le ton
acerbe de la réponse qu’y fit Carlo M. Cipolla [2], qui qualifie les spécialistes d’histoires
économique de « secte de stagnationistes  », entraînant une série de
réponses révélant un débat houleux [3], tant sur les
données employées que sur la vision sous-jacente du fonctionnement de
l’économie de la Renaissance. Avec le temps cependant, la thèse d’une
Renaissance née d’une dépression économique fit son chemin dans la
communauté historienne, au point de devenir le consensus au tournant des
années 1990. À cette date cependant, l’adoption par les historiens
économistes des méthodes monographiques les avait conduit à dresser un
portrait nettement plus nuancé, soulignant certes de déclin de certaines
sources de prospérité médiévales, mais révélant également l’émergence de
nouvelles sources de prospérité à même de favoriser l’essor des dépenses
artistiques. Le débat fut ainsi relancé sur les bases très bien résumées
par Judith C. Brown [4], dont le
présent article s’inspire largement.
La thèse de la dépression
Le point de départ commun de l’analyse économique de l’Italie de la
Renaissance est la Grande Peste, venue de Chine par les Mongols attaquant
les comptoirs gênois d’Ukraine. En Italie, l’épidémie, qui sévit
particulièrement en 1348, tua plus d’un habitant sur deux, avec une
ponction particulièrement lourde pour certaines villes (huit sur dix Ã
Florence, trois sur quatre à Venise), seule Milan semblant un peu
épargnée. Une telle réduction de la population conduisit, selon R. Lopez, Ã
une contraction de l’activité économique supérieure à la contraction de la
population. En effet, les industries médiévales (lainages, cotonnages)
situées dans les villes se retrouvèrent en situation de sur-capacité
considérable, conduisant à un effondrement des prix et de l’emploi urbain,
tandis que montait la concurrence des villes d’Europe du Nord, plus
dynamiques et moins embarrassées par les règlements des guildes
italiennes. Dans les campagnes, la réduction de la population entraîna de
même l’abandon de nombreuses terres, et le repli vers les établissements
plus anciens, plus directement soumis à l’autorité des propriétaires
terriens. Plus généralement, le revenu par tête aurait diminué, tandis que
le revenu total était de plus en plus inégalement distribué. Au niveau des
échanges, la situation était encore aggravée par une pénurie de métaux
précieux, engendrant mécaniquement une pénurie monétaire, du fait du
déficit commercial chronique avec le Levant [5].
Avant la Grande Peste, les grandes familles commerçantes italiennes avaient
mis en place un système étendu de relations commerciales fondées sur la
confiance mutuelle et un monopole de fait sur les produit en provenance ou
en direction du Levant. La gestion systématique de leurs stocks et de leurs
relation a amené les historiens économistes à parler de capitalisme
marchand pour désigner leur comportement de recherche rationnelle de
sources de profits par l’échange. D’après R. Lopez et H. Miskimin, la
baisse brutale des opportunités d’investissement entraîna chez ces grandes familles
une perte d’intérêt pour les activités économiques, au profit d’un repli
vers leurs propriétés agricoles, ainsi qu’un intérêt nouveau pour les arts
et les dépenses ostentatoires. Au premier rang de celles-ci viennent le
mécénat de peintres, de sculpteurs ainsi que la réalisation de somptueux
palais. Au niveau des mentalités, il s’agissait d’une re-féoalisation de la
société italienne, marquée par des taux d’impositions particulièrement
élevés destinés à financer des armées formées d’une proportion croissante
de mercenaires.
Ainsi, dans ce cadre d’analyse, les fonds disponibles en Italie se seraient
portés à cette époque sur les activités artistiques, d’une part faute
d’investissements rentables, et d’autre part du fait du renchérissement des
opérations militaires.
La thèse de la croissance
Tout comme la thèse de la dépression part de l’idée que jusqu’à l’époque
moderne, le meilleur indicateur de richesse d’un pays est sa population, la
thèse de la croissance s’appuie sur la loi de Malthus et sur les rendements
décroissants mis en évidence par Adam Smith. Avant la Grande Peste,
l’essentiel de la paysannerie italienne, les trois quarts de la population
totale, vivaient à proximité du seuil de subsistance, les plus mauvaises
terres en culture suffisant à peine à nourrir ceux qui les cultivaient. La
ponction démographique de la peste amena un repli vers des terres aux
meilleurs rendements, dégageant ainsi des surplus partagés entre
l’entretien des populations urbaines et les salaires agricoles. Devenu
soudain une ressource rare, le travail obtint mécaniquement une meilleure
rémunération, nourrissant une demande pour les quelques produits de luxe
(vin, huile d’olive) que pouvaient se procurer les paysans, ainsi que pour
les produits de l’artisanat. Parallèlement, la hausse des rendements
agricoles aurait provoqué une hausse des revenus des grandes familles,
expliquant un regain d’intérêt pour la gestion de leurs propriétés, qui
apparaissaient comme une nouvelle source de profits.
Ces revenus supplémentaires auraient ainsi nourri le développement d’une
classe d’artisans, d’artistes et de commerçant dépendant de leur activités
(fournisseurs de couleurs, de matières premières, etc.), établissant la
base pour un marché florissant de biens de luxe, la diversification de la
production, qui découplait la prospérité d’une ville de celle de son
industrie dominante, ainsi que le développement d’exportations à forte
valeur ajoutée. Parallèlement, les tenants de cette thèse voient dans les
dépenses artistiques un investissement en capital humain (que l’analyse
économique a depuis longtemps identifié comme l’un des plus rentables qui
soient), favorisant l’intérêt des grandes familles pour l’administration de
leurs affaires et de la cité, ainsi qu’une nouvelle forme de religiosité,
nourrie d’une relecture des modèles antiques et de l’étude de la nature.
Une opposition de fond
Le débat entre les deux thèses engage ainsi une opposition de fond sur
l’utilité des fonds dédiés à la création artistique. Pour les tenants de la
thèse de la décroissance, il s’agit de dépenses somptuaires, de rendement
faible ou nul, consenties faute d’autres débouchés. Pour les partisans de
la croissance, il s’agit au contraire d’un investissement des plus
rentables, car indissolublement lié au progrès des connaissances et des
techniques ainsi qu’à l’évolution des mentalités.
Il est difficile de trancher sur ce point. Économiquement, les études
empiriques montrent qu’un haut niveau de dépenses culturelles est corrélé
avec l’innovation et la croissance, mais il est pratiquement impossible de
savoir si l’activité artistique est une condition nécessaire de
l’apparition d’innovations, ou une conséquence de celles-ci. Ainsi, Angus
Maddison, économiste spécialisé dans l’établissement de séries longues,
estime que le PIB par tête en Italie a stagné au moins à partir de
1500 [6]. Néanmoins, les études
monographiques fournissent d’important éléments qualitatifs qui permettent
de mieux appréhender la situation économique de l’Italie de la Renaissance,
en particulier pour les principaux lieux de la Renaissance.
Économie de l’Italie de la Renaissance
Agriculture
Revenons d’abord sur la situation des paysans, le niveau de vie dépendant
fortement de leurs propres revenus. L’abandon des mauvaises terres fut
l’occasion du rétablissement d’un réseau dense de villages et de bourgs,
permettant une meilleure division du travail et des économies
d’échelle. Parallèlement, la baisse des besoins en cultures vivrières
(grains) permit de dégager des espaces pour les cultures à destination des
villes (olives, vigne, fruits). La rareté des bras poussa également les
salaires agricoles vers le haut, limitant mécaniquement la portée de la
rente foncière et permettant un meilleur niveau de vie dans les
campagnes. En revanche, la réorganisation géographique s’est accompagnée
d’une réorganisation de l’administration des domaines agricoles. Cette
dernière conduisit à un alourdissement considérable de la dette des
fermiers, dette alourdie par la rareté de la monnaie accessible, et
l’imposition de métayages très élevés. Il en résulte une forte mobilité
paysanne, qui signale à la fois le poids de ces contraintes et la
possibilité de leur échapper.
On a déjà signalé l’intérêt renouvelé des grands propriétaires pour leurs
domaines. Dans plusieurs cas, on constate que ces propriétaires ont eu une
action volontariste d’investissement dans de nouvelles cultures (riz, maïs,
soie) fournissant de bons rendements. Les historiens de l’art ont ainsi lié
l’intérêt pour les études d’après nature de plantes ou de paysages dans la
peinture comme une manifestation de ce nouvel intérêt. Toutefois, les
représentations de l’activité agricole restent très rares, ne permettant
pas de dire si l’intérêt attesté de quelques grands propriétaires reflétait
un mouvement général dans l’élite commerçante italienne.
Industrie
H. Miskimin a souligné, comme on l’a vu plus haut, la stagnation des
principales industries urbaines, dont les grandes familles tiraient
l’essentiel de leurs revenus, avec le commerce de transit. Il s’attache
ainsi à l’industrie-phare de Florence, les lainages. Les sources de
l’époque déplorent une baisse importante de la production. Cependant,
C. Cipolla souligne que les contemporains sur-estimaient fortement la
production du XIVe siècle. De plus, si la production a stagné en volume,
pendant la seconde moitié du XIVe et tout le XVe, ils ont vu leur qualité
augmenter très rapidement, afin d’échapper à la concurrence des lainages
bon marché d’Europe du Nord. De même, C. Cipolla critique l’argument de
Lopez et Miskimin selon lequel le poids de la laine (Florence) ou du coton
(Venise) était tel que leurs évolutions conditionnaient l’économie de toute
la péninsule. Ainsi, on assiste à l’émergence de nouvelles industries, en
particulier la soie, le papier et l’imprimerie, qui rencontrent une forte
demande en provenance du Levant. À la fin du XVe siècle, un quart des
titres publiés en Europe provenaient de Venise. La rareté de la
main d’Å“uvre ainsi que la qualification exigée par ces nouvelles industries
poussa vers le haut les salaires, ainsi que la demande des produits de
l’artisanat par mes populations urbaines.
Contrastée dès l’origine (Venise se remet très rapidement des destructions
de guerre alors que la concurrence des villes germaniques ruine Pise), la
situation se dégrade à partir du XVIe siècle, par effet de rattrapage de la
population qui diminue les surplus agricoles et du développement de
l’industrie domestique dans les campagne comme revenu de substitution qui diminue les marges de profit des industries urbaines.
Finances et institutions
La pénurie monétaire résultant du déficit commercial de l’Europe envers le
Levant a très inégalement touché l’Italie. Celle-ci constitue en effet une
plaque tournante de ce commerce, et voit donc transiter d’importantes
quantités de métaux précieux, dont elle prélève une partie grâce à sont
excédent commercial avec l’Europe du Nord. Parallèlement, les marchands
développent de nombreux systèmes de crédit et de compensation permettant de
limiter les besoins en métaux précieux monétisés. Ces outils ne sont
toutefois pas accessibles aux débiteurs paysans, qui ont ainsi du mal à se
procurer la monnaie nécessaire au remboursement de leurs dettes.
La stagnation économique de l’Italie à partir du XVIe siècle est sans doute
largement attribuable à des causes institutionnelles. Très puissantes, les
guildes et les corporations ont probablement freiné l’émergence et la
croissance des industries nouvelles, expliquant ainsi leur montée en
puissance progressive dans des espaces périphériques, comme la
Lombardie. De même, les grandes villes commerçantes ont tôt fait porter le
poids de leurs taxes sur l’industrie afin d’en exempter le commerce,
principale source de richesse des familles dirigeantes. Cette politique
favorisa la délocalisation des activités industrielles vers d’autres
villes, ce qui lia intextricablement la prospérité de ces villes à des
monopoles commerciaux que leurs clients germaniques et français
s’employaient déjà à essayer de contourner. De même, le système
d’intégration économique entre ville et campagnes qui avait fait le succès
de Florence avait comme revers sa fragilité à une modification des
conditions économiques, ce qu’engendra précisément le développement des
villes germaniques et des flux commerciaux évitant l’Italie.
En guise de conclusion : historiographie
Si les analyses monographiques ne permettent pas de trancher, elles
soulignent les biais de la thèse de la dépression en mettant en évidence le
renouvellement des sources de profit. De même, il apparaît clairement que les
dépenses artistiques consenties par les villes italiennes à cette époque
ont eu partie liée avec un renouveau des connaissances et des techniques
profitant à l’Europe entière, et dont l’Italie n’a pas su (et ne pouvait
probablement pas) en conserver tout le bénéfice. À cet égard, il faudrait
considérer en détail les flux d’innovations et d’idées liés aux flux
commerciaux et aux voyageurs revenant de la péninsule.
Il reste à se demander le pourquoi du va-et-vient de ses deux thèses entre
historiens de l’art et historiens de l’économie. Judith Brown, avance comme
explication un effet de génération et un effet d’école. Marqués par la
dépression des années 1930, leurs années de formation, les historiens de
l’économie auraient cherché dans la Renaissance un miroir de cette époque,
suivis ensuite par les historiens de l’art. Parallèlement, l’idée d’une
dépression cadrait avec la théorie des cycles alors à l’honneur dans
l’école historienne française, tandis que le dénigrement de la Renaissance
comme une période d’exploitation des travailleurs au profit des nantis dans
leurs palais séduisait les marxistes.
La révolution méthodologique de l’histoire de l’économie, avec un intérêt
croissant pour les archives et les monographies a plus ou moins limité
l’étendue du débat à partir des années 1990, en faisant apparaître des
situations très contrastées. Une autre cause essentielle a également
contribué à refroidir le sujet, le questionnement de la Renaissance comme
concept historique pertinent. Le déplacement du débat laisse cependant
ouverte la question centrale du statut et des conditions des dépenses
artistiques, ainsi que de leur impact à long terme sur la croissance
européenne dans son ensemble.
[1] Lopez, R. et Miskimin, H.A. ’’The Economic Depression of the
Renaissance’’, The Economic History Review, 1962, vol. 14, p. 408 - 426
[2] Cipolla, C.M. "Economic
Depression of the Renaissance ?.I" The Economic History Review, 1964,
vol. 16, p. 519 - 524
[3] Lopez, R.S. "Economic Depression of the
Renaissance ?.II" The Economic History Review, 1964, vol. 16, p. 525-527
et Miskimin, H.A. "Economic Depression of the Renaissance ?.III" The
Economic History Review, 1964, vol. 16, p. 528-529
[4] Brown, J.C. "Prosperity or Hard Times in Renaissance
Italy ?" Renaissance Quaterly, 1989, vol. 42, p. 761-780
[5] Quelques explications s’imposent ici. À la Renaissance, les échanges internationaux étaient réglés en métaux précieux, or et argent essentiellement. Un pays avec un déficit commercial voyait donc son stock d’or et d’argent monétaires diminuer, et la monnaie devenir rare, au point que dans les régions les moins riches, le troc était utilisé en substitution des transactions monétaires. De même, dans une économie en croissance, les besoins de monnaie supplémentaires impliquaient soit un excédent commercial conséquent, soit un progès des techniques minières. Or, si les techniques d’extraction de l’argent ont connu des progrès importants, le stock d’or disponible resta faible jusqu’à l’importation de l’or d’Amérique du Sud par l’Espagne. De même, une grande partie des nouvelles ressources en métal argent étaient drainées par le commerce avec la CHine, dont l’argent était la monnaie principale et dont les excédent commerciaux drainaient une large part de l’argent mondial.
[6] A. Maddison et D. Johnston, The World Economy : A Millennial
Perspective, OCDE, 1991, Appendice B, p. 245
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