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Les Débuts des marchés de l’art en Europe.

mardi 10 juin 2008, par Mathieu Perona

Dans le domaine de l’économie de la culture, les marchés de l’art ont un rôle particulier. Lieux d’échanges de pièces uniques, ils permettent d’observer de manière privilégiée la rencontre entre une offre bien déterminée et une demande. Les prix des biens ainsi échangés peuvent en outre atteindre des montants considérables, soulevant la question de ce qui peut fonder une telle valeur aux yeux des acheteurs potentiels. Par opposition à ces questions transversales, les études historiques sur les marchés de l’art sont souvent très dispersées dans leurs périodes temporelles et géographiques.

C’est donc une excellente chose que le tout nouveau Handbook of the Economics of Art and Culture, Volume 1 [1] traite dans son deuxième chapitre de la question de l’émergence des marchés des œuvres d’art en Europe. Les auteurs [2] se proposent en effet de montrer comment les marchés de l’art, inexistants avant la Renaissance, sont nés de lieux de revente des produits du marché de la commande artistique pour acquérir entre le seizième et le dix-huitième siècle leurs principales caractéristiques actuelles.

Tout commence par la fin

Le résumé de l’article étant passablement elliptique, je conseille aux lecteurs du chapitre de De Marchi et Van Miegroet de commencer par la dernière section, opportunément intitulée « Coda » [3], qui rassemble les grandes évolutions décrites dans l’article. Elles sont les suivantes :

  1. Durant la deuxième moitié du 15e siècle un marché des œuvres d’art apparaît à Florence et à Bruges comme un dérivé du marché des œuvres de commande. Moins chère et plus diversifiée, l’offre à Bruges rencontre une demande plus importante, liée à une classe de marchands plus nombreuse, à la concurrence entre genres et l’existence de liens commerciaux solides.
  2. Par contraste, Florence se fit une spécialité de la vente de grands patrimoines, parmi lesquels les œuvres d’art furent dès le tournant du 16e siècle séparées des autres biens meubles. À la fin du 16e siècle à Anvers, des fripiers intervinrent de plus en plus sur le marché des peintures au point d’être admis dans la guilde des peintres.
  3. L’existence d’une offre bon marché à Bruges encouragea l’habitude de décorer les maisons de peintures, habitude d’autant plus facile à prendre aux Pays-Bas que ce type de décoration n’avait pas à subir la concurrence de la peinture sur panneaux qui dominait les demeures italiennes.
  4. Au cours du 16e siècle, un pôle de production et de vente considérable se développa à Anvers (huiles) et à Malines (aquarelles), constituant la première entreprise de production de peinture délibérément établie en vue de l’exportation.
  5. Par contraste, Venise était à la même époque un centre artistique majeur, mais la règle interdisant la vente de peinture à tous autres qu’aux artistes y était sévèrement appliquée, exception faite de l’exportation, domaine de marchands aux vastes réseaux, et en mesure d’imposer leurs conditions à des artistes contraints par le ralentissement du marché local, et devant consacrer un temps précieux à la vente de leur propre production. Cette situation perdura durant tout le 18e siècle, et fut aggravée en 1769 par l’expulsion des quelques marchands qui avaient réussi à se faire accepter au sein de la Guilde des artistes.
  6. Paradoxalement, l’organisation de la production autour d’une subordination du peintre au marchand (cas d’Anvers) conduisit à une meilleure reconnaissance de l’originalité picturale des artistes. Pour les marchands en effet, une œuvre originale constituait un nouveau modèle dont des copies pouvaient être faites, c’est-à-dire un investissement en capital, payé à ce titre à son auteur. Cette situation était fort différente de celle de Florence, où le peintre était rémunéré pour son temps, les patrons se gratifiant d’être à l’origine des idées fondamentales de l’œuvre.
  7. Malgré l’opposition des guildes d’artistes, l’époque allant de 1600 à 1750 fut marquée par le règne des marchands d’art, produisant pour l’exportation (Anvers) ou pour satisfaire la demande des pèlerins (Rome). Cette dernière ville se distingua de Venise par le rôle joué par les marchands dans la découverte et la promotion de jeunes artistes, ainsi que dans leurs relations avec les riches collectionneurs, contrairement à la pratique vénitienne de la commande directe.
  8. Cette période vit ainsi l’émergence de deux types de marchands spécialisés. Dans les centres d’exportation comme Anvers, les grands marchands de peintures adoptèrent les méthodes et l’envergure des autres grands marchands de l’époque, et firent preuve d’une grande inventivité dans la manière de vendre leurs tableaux tout en ayant un rôle particulier de médiateurs culturels. Dans les centres d’importation, comme Amsterdam, les marchands d’art agissaient plus comme des arbitragistes, servant la demande local en choisissant parmi les sources d’exportation. Vers la fin du 17e siècle, ces marchands avaient investi tant le marché primaire (œuvres nouvelles) que le marché secondaire (reventes), où ils entraient en compétition avec des marchands spécialisés dans le seul marché secondaire.
  9. Après les multiples arrangements du 17e siècle, le 18e siècle fut celui des enchères. Lancées d’abord à Londres par les libraires, les ventes aux enchères de peintures trouvèrent une base solide à Paris au cours de la première moitié du 18e siècle. Donnant lieu à de riches catalogues, les enchères parisiennes étaient conçues comme des lieux de loisir, où l’évaluation se faisait sur le mode de la conversation mondaine, les organisateurs insistant à la fois sur la fiabilité des attributions des œuvres et sur le caractère secondaire de cette attribution par rapport au plaisir esthétique provoqué par la vision du tableau. La distinction ainsi créée, à la différence des règles londoniennes écrites par et pour les commissaires-priseurs, permit à Paris de surpasser le marché plus ancien de Londres au cours des années 1770, avec 20 à 40 ventes par an.

Les premiers marchés de l’art

Comment apparaissent les marchés

En Europe, le financement de la création artistique jusqu’au 15e siècle passe essentiellement par le biais d’une relation bilatérale, entre un commanditaire (ou son agent) et un artiste. Un contrat, dont la forme obéit à des principes généraux, définit certaines caractéristiques de l’œuvre (son thème ou sa fonction, par exemple), ainsi qu’une fourchette de salaire versé à l’artiste. Le paiement est ainsi la contre-valeur du travail de l’artiste, ajustée en fonction du type d’œuvre, de la qualité du produit final et de la réputation des deux parties prenantes.

Par opposition, le concept de marché implique un nombre relativement important de vendeurs et d’acheteurs, qui fournissent des offres et des demandes pour des biens qui, s’ils sont chacun uniques, apparaissent partiellement substituts les uns des autres. Le point focal de l’échange se déplace ainsi vers un objet déjà réalisé, et le prix se fixe par la rencontre d’une offre et d’une demande. Dans le cas des marchés de l’art, il faut distinguer les marchés primaires, où les œuvres sont vendues pour la première fois, et les marchés de revente, ou marchés secondaires. Les premiers marchés primaires émergent en Europe à Florence et à Bruges, où l’essentiel de l’offre est assuré par les artistes eux-mêmes. Les marchés secondaires apparaissent une cinquantaine d’années plus tard, occupés par les marchands de biens qui assurent la revente de patrimoines liquidés à l’occasion d’héritages et de banqueroutes.

Ce schéma général admet de grandes variations locales, le rythme d’émergence des marchés où la taille relative des deux marchés pouvant varier considérablement.

Florence et Bruges

Les auteurs proposent de prendre comme exemple deux cas bien documentés, ceux de Florence, importatrice nette d’œuvres, et de Bruges, exportatrice.

Florence constitue indiscutablement un foyer majeur de création picturale à la Renaissance. Toutefois, l’essentiel des œuvres pour lesquelles la ville est réputée a été créé dans le cadre de commandes, éventuellement à l’issue d’un concours. La concurrence, très vive, entre artistes se fait donc essentiellement en termes artistiques, les artistes ayant peu d’incitations à développer des méthodes de réduction des coûts au détriment de l’originalité. Les auteurs soulignent cependant l’existence d’une exception notable, Neri di Bicci, dont l’atelier produisait en quantité des pièces inspirées de celles réalisées dans le cadre de commandes, confiant au besoin à des sous-traitants la réalisation de certaines commandes en masse. Des prix faibles et des marges réduites lui permettaient ainsi d’atteindre un public d’artisans aisés et de famille patriciennes de second rang, faisant de lui le peintre le plus riche de Florence en 1480. Parallèlement, on assiste progressivement à la prise en main du marché des peintures d’occasion par la guilde des fripiers, déjà spécialisés dans la vente des héritages.

La situation de Bruges est considérablement différente. Là où les riches marchands de Florence importent de la peinture flamande, la présence continue de marchands de toutes nations à Bruges, alors la principale ville marchande d’Europe de l’ouest, présence considérablement augmentée à l’occasion de la foire de mai, fournit aux peintres de Bruges une clientèle fortunée et appuyée par une infrastructure administrative et des relations sociales solides. L’effet de cette demande se lit dans le nombre de membres de la guilde des peintres : bien que les données ne soient pas directement comparables, il semble que certaines années, le nombre de nouveaux apprentis de cette guilde à Bruges soit proche du nombre total de peintres employés dans les ateliers de Neri di Bicci.

David Teniers le Jeune, {Galerie des Erzherzogs Leopold Wilhelm in Brüssel}
Galerie de l’Archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg à Bruxelles, deuxième tiers du 17e siècle.
Source : Wikimedia commons

D’autre part, l’organisation rigoureuse des guildes de Bruges conduisait les peintres à se répartir entre deux guildes différentes, et en fait trois types de support (huile sur bois, pigments sur lin et enluminures, Jan van Eyck par exemple ayant été formé dans cette dernière catégorie), entraînant une concurrence féroce entre peintres, à la fois en termes de prix et d’adoption rapide de techniques, formats et sujets. Cette émulation, en fournissant au marché une rapide évolution des œuvres, contribuait également à susciter une demande fraîche. La principale conséquence de cette concurrence fut le développement par les trois catégories de peintres de produits destinés à être peints plus rapidement et en grand nombre, tirant parti des possibilités de réutilisations (des cartons pouvant être utilisés à la fois pour des tapisseries et comme modèles pour de la peinture sur drap). Le segment du marché visé était bien distinct en termes de prix de celui des œuvres les plus précieuses, mais pas forcément en termes de public, les clients fortunés y trouvant un moyen de meubler les pièces moins prestigieuses de leurs demeures.

En comparant les données issues de diverses villes, les auteurs mettent ainsi en évidence que la possession de peintures était vraisemblablement beaucoup plus répandue dans les Flandres, à la fois du fait d’un effet de richesse et sous l’effet d’un prix nettement plus faible.

Réseaux de distribution

Pour étudier les conséquences d’un réseau de distribution, les auteurs tournent leur attention vers l’adaptation des structures commerciales d’Anvers et Malines à une production picturale de masse.

Bénéficiant d’un meilleur accès et de la défaveur de Bruges auprès de Maximilien Ier, Anvers prit au cours du 16e siècle la place de plaque tournante du commerce européen auparavant occupée par Bruges. Contrairement à celles de cette dernière, les guildes d’Anvers étaient très peu rigides, autorisant le mouvement entre types d’expression, les collaborations entre artistes de supports différents, et surtout la commercialisation des œuvres hors de l’atelier des peintres et par des marchands non-peintres. Plus encore, la ville prit à sa charge une partie des frais de mise en place de marchés permanents d’œuvres picturales à partir de 1445, d’abord dans des cloîtres, puis dans des bâtiments spécialement construits à cet effet (1540), permettant à un marchand un peu plus ambitieux que la moyenne de disposer sur place en 1580 de pas moins de 610 peintures. Sur la base de l’inventaire de ce marchand, les auteurs évaluent à 17 661 le nombre d’œuvres nouvelles proposées chaque année sur ce marché permanent de la peinture. La ville proche de Malines jouait un rôle essentiel dans l’approvisionnement du marché d’Anvers en œuvres d’entrée de gamme.

Par la suite, les guerres avec l’Espagne puis les guerres de religion conduisirent au déclin d’Anvers, à partir de la fin du 16e siècle. Toutefois, l’activité des artistes se réduisit nettement moins que celle des autres domaines, trouvant dans l’exportation de nouveaux marchés. Ceux-ci se trouvaient au sud (Paris, Lille) comme au nord (Anvers, La Hague, Haarlem), et le scénario fut à peu près toujours le même, celui d’une réaction initiale de la guilde des peintres locaux contre cette concurrence, puis la reprise de la commercialisation d’œuvres issues des ateliers d’Anvers et de Malines par des marchands locaux, tel le parisien Edme-François Gersaint.

Considérant plus spécifiquement le cas des relations entre villes des Pays-Bas, les auteurs avancent ensuite que l’étendue de la production (4,7 à 5,3 millions de pièces entre 1580 et 1680) s’explique en partie par la constitution d’un réseau de canaux entre les villes principales. Cette mise en réseau aurait facilité la spécialisation des peintres pour tirer parti des différences réglementaires entre guildes.

Enfin, concernant les réseaux commerciaux, l’existence d’un commerce régulier de peinture entre Anvers et les Amériques permet aux auteurs de montrer comment le commerce de peintures prend place, sur des routes plus longues et plus risquées, dans les réseaux du commerce international de l’époque. Au sein de ces réseaux, les marchands étaient amenés à traduire les désirs de leurs clients Espagnols afin d’adapter la production flamande à la demande, jouant ainsi un rôle de médiateur culturel auparavant apanage des mécènes, et portant sur des quantités importantes d’œuvres plutôt que sur les éléments d’une collection particulière.

Vendre des peintures : les relations entre artistes et marchands

Dans cette partie, les auteurs étudient l’évolution des relations entre peintres et marchands.

Le prix de l’originalité

Les peintres dans la Florence du 15e siècle ou la Bruges du 14e siècle étaient considérés comme des artisans, et payés comme tels. Au 17e siècle à Anvers, Jan II Brueghel (petit-fils de Pieter Brueghel l’Ancien et peintre de second rang) était en mesure de demander pour un original le double du prix d’une copie faite de sa main du même tableau. L’origine de cette demande, inimaginable auparavant, est à trouver dans la relation du peintre avec le marchand Van Immerseel, qui considérait les originaux comme un capital évalué à l’aune de la vente de ses copies, donc plus précieux que ces dernières. L’intégration de la production picturale dans un circuit de commercialisation picturale eut ainsi l pour effet d’augmenter la valeur des originaux par rapport au système de la commande, où non seulement les copies étaient peu nombreuses, mais où l’origine même de l’originalité, de l’ingegno pouvait faire débat entre le commanditaire et l’artiste, le second étant soumis à un cahier des charges conçu par le premier.

Vendre des tableaux à Venise et à Rome

Venise

Dans le but de défendre la qualité de sa production picturale, Venise imposa strictement tout au long du 16e siècle l’interdiction faite aux non-peintres de vendre des peintures pour le marché local, de peur de voir naître des ateliers clandestins et une partie du marché échapper aux membres de la guilde des peintre. Ni les peintres ni les autorités locales ne semblent avoir mesuré les deux inconvénients de cette interdiction. D’une part, elle créait pour les peintres un problème d’allocation de leur temps entre ce qu’ils savaient bien faire (peindre) et moins bien faire (vendre leurs peintures). D’autre part, elle favorisait le marché extérieur, les peintres préférant confier leurs œuvres à des marchands pour les vendre à l’étranger plutôt que de perdre du temps à leur trouver eux-mêmes un acquéreur Vénitien.

Les 16e et 17e siècles furent une période d’expansion du marché pour les tableaux vénitiens. De ce fait, les peintres acceptèrent de confier leurs tableaux aux marchands pour l’exportation à des prix relativement faibles, l’augmentation de la demande vénitienne leur permettant de vendre cher le reste de leur production sur le marché local. Le ralentissement de la demande intérieure sur la fin du 17e siècle eut ainsi pour effet d’installer les artistes dans une situation de dépendance croissante vis-à-vis des marchands exportateurs. Si les peintres les plus renommés parvinrent à tirer leur épingle du jeu, la qualité du travail de la plupart des autres s’en ressentit, les marchands Vénitiens, contrairement à leurs homologues des Pays-Bas, considérant les tableaux de la même manière que les autres bien de luxe qui transitaient par Venise, c’est-à-dire comme un bien commercial, et non comme un capital susceptible de servir de modèle à de nombreux produits dérivés.

Rome

La situation à Rome est pratiquement l’inverse de celle de Florence : la faiblesse des autorités locales empêche l’imposition de restrictions similaires. De ce fait, Rome est le lieu d’un marché de l’art très actif, alimenté à la fois par la cour papale et par le flux constant de pèlerins. Contrairement au cas vénitien, les collections elles-mêmes se constituaient sur la base d’achats faits chez des marchands ou dans la rue, réduisant la pratique de la commande. Sur ce sujet, les auteurs attirent notre attention sur la figure de Pellegrino Peri (1624 - 1699). Ce marchand de tableaux se distingue en effet non seulement par sa spécialisation (premier marchand à ne s’occuper que de tableaux), mais aussi par sa contribution à la constitution de collections importantes par le biais de ventes ou de locations en bloc d’ensembles importants d’œuvres.

Vendre des peintures : Enchères

Les enchères ne représentaient au 17e siècle une méthode privilégiée de vente. Elles servaient au contraire aux marchands à se débarrasser des invendus à l’issue des foires, afin d’économiser le transport et l’octroi sur le chemin du retour. Une suspicion générale entourait les enchères, largement employées aux Pays-Bas pour la liquidation des successions.

Dans ce contexte, la décision des magistrats de Lille d’autoriser à partir de la seconde moitié du 17e siècle la vente aux enchères des tableaux venus d’Anvers invendus lors de la foire annuelle apparaît non seulement comme une concession aux riches Lillois peu satisfaits de la production locale, mais surtout comme un cas de mise en place de règles pour la conduite d’enchères sincères. La transformation de la foire en lieu d’exposition et de recherche, les transactions se faisant ensuite aux enchères, montre que tant les vendeurs que les acheteurs y trouvèrent leur intérêt. Cette expérience est d’autant plus intéressante qu’au même moment à Londres, la codification des enchères révèle l’existence de nombreux problèmes de fonctionnement, et surtout la mise en place de règles pensées pour servir l’intérêt des seuls organisateurs d’enchères.

Les enchères de Gersaint

La règle voulant que les marchands de tableaux soient acceptés comme membres de la guilde des peintres était appliqué dans le Paris du 17e siècle avec plus de sévérité encore qu’à Venise. Cependant, une exception ouverte en faveur des marchands-merciers ouvrit la voie à une génération de commerçants, parmi lesquels se distingue la figure d’Edme-François Gersaint (1694 - 1750).

Watteau, {Enseigne de Gersaint}, 1720
Boutique de tableaux à Paris au début du 18e siècle.
Source : Wikimedia commons

Au départ marchand de curiosités, Gersaint introduisit à Paris la pratique des enchères publiques sans transactions privées. S’appuyant sur une vaste connaissance de la peinture Flamande et du fonctionnement des enchères hollandaises, il agrémenta ses enchères de journées préliminaires d’exposition ainsi que d’un riche catalogue fournissant d’importants éléments d’appréciation des œuvres, faisant de ses enchères un divertissement mondain. Arrachant la vente de tableaux aux artistes d’une part et aux seuls fins connaisseurs d’autre part par ce mécanisme de circulation de l’information sous la forme de discussions entre acheteurs potentiels et d’enchères publiques, Gersaint augmenta considérablement la demande en mettant au premier plan le plaisir esthétique comme élément d’appréciation d’un tableau, plutôt que les critères alors dominants portant sur le sujet ou l’identité du peintre. Ce faisant, il ouvrait la voie d’une part au décloisonnement des genres, et d’autre part ajoutait au rôle de marchand de tableaux une dimension de promotion et de formation du goût, rôle devenu essentiel dans la conception moderne du métier de galleriste.

Commentaire

À la lecture de l’article et de son copieux appareil de notes, il apparaît clairement que les auteurs se sont attelés à la tâche difficile de synthétiser une masse considérable de monographies pour faire apparaître des faits stylisés propres à intéresser un public d’économistes. La structure essentiellement chronologique de l’article leur permet de mener à bien leur projet de synthèse, mais la présence même d’une Coda pour résumer les points principaux démontre la difficulté à faire émerger des problématiques économiques claires sans sacrifier la diversité des situations étudiées.

Pour un économiste, le mot-clef dans le programme de l’article est celui de « marché ». Ce terme désigne le lieu, matériel ou non, de rencontre entre une offre et une demande. Dans le cadre qui nous intéresse, on ne peut parler de marché que s’il existe une offre et une demande émanant d’un nombre suffisant d’acteurs, et que les décisions de chaque acteur peut avoir un effet, via la formation des prix et des contrats, sur les comportements des autres acteurs. Dans cette perspective, le système de la commande, prédominant jusqu’au 15e siècle, repose sur un marché non pas des œuvres d’art, mais un marché du travail des artistes. La tâche à laquelle se sont attelés les auteurs de ce chapitre était donc de montrer les ressorts et les conséquences du passage à une situation où l’objet de la négociation était le temps de travail artistique à une situation où l’objet de la transaction devient l’œuvre elle-même, envisagée non plus comme simple conséquence du travail artistique, mais comme un objet négtociable, voir un bien capital permettant de générer des flux de revenus sous la forme de copies. Sur ce point, la thèse des auteurs me semble être que l’augmentation importante sur la période de la demande s’adressant au bas du marché (les œuvres destinées à orner les deumeures privées de gens n’appartenant pas à une élite politique ou économique très restreinte) a constitué la force essentielle du passage de l’accent de l’artiste à l’œuvre, avec comme conséquence peu évidente la mise en valeur de l’importance du caractère original de chaque œuvre.

Les choses se corsent dans la mesure où cette problématique en croise une autre, celle de l’étude des régulations sur la mise en place et le fonctionnement d’un marché. Les régulations malthusiennes (visant à restreindre la production ou la circulation des biens) sont pratiquement toujours vue avec scepticisme par les économistes, et la politique très restrictive des guildes que décrivent les auteurs ne font pas exception. En tirant parti des différences d’application de ces règles entre villes, les auteurs montrent, à mon sens, comment la limitation de la division du travail entre artistes et marchands a eu là où elle était la plus sévèrement appliquée l’effet pervers de réduire la capacité d’adaptation du marché local à la demande, au détriment in fine de la grande majorité des artistes eux-mêmes.

Si la séparation entre ces deux effets est, dans l’article, parfois obscurcie par l’analyse fine de situations locales très différentes, cet article a néanmoins l’immense mérite de mettre en évidence l’importance des conditions matérielles de la production artistique. Il prend ainsi tout son sens quand on le met en regard des chapitres qui lui sont liés (sur l’économie du travail des artistes, des copies, des enchères ou de la régulation de la production artistique), auxquels il donne une profondeur historique considérable. Un autre de ses grands mérites est de s’intéresser à la production artistique dans son ensemble, et pas à l’œuvre de quelques artistes majeurs qui, pour emblématiques qu’ils puissent être d’un point de vur d’histoire de l’art, ne sont en rien représentatifs des conditions de la création à leur époque.

P.-S.

Logo de l’article : David Teniers le Jeune, Erzherzog Leopold Wilhelm in seiner Galerie in Brüssel, deuxième tiers du 17e siècle. Source Wikimedia commons.

Notes

[1Handbook of the Economics of Art and Culture, Volume 1, sous la direction de Victor A. Ginsburg et David Throsby, Elsevier, 2006. L’entrée de l’économie de la culture dans la prestigieuse collection des Handbook d’économie d’Elsevier marque la reconnaissance académique dont bénéficie désormais ce champ. Réalisé par les meilleurs spécialistes du domaine, cet ouvrage constitue la référence majeure pour l’ensemble des sujets qu’il aborde (Table des matières ).

[2Neil de Marchi et Hans J. van Miegroet, Duke Univ., Durham, Caroline du Nord, États-Unis d’Amérique.

[3p. 108.

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