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Deux films sur le XVIe siècle.

Teresa, el cuerpo de Cristo / Elizabeth, the golden age.

jeudi 13 décembre 2007, par Antoine Roullet

Le cinéma occidental sort à six mois d’intervalle deux films qui mettent en valeur deux figures féminines du XVIe siècle : Teresa, el cuerpo de Cristo (Ray Ligora, mars 2007) et Elizaberth, the golden age (Shekhar Kapur, sortie en France en décembre 2007) [1], qui sont un bon observatoire du travail du présent sur le passé. Nous voudrions expliciter brièvement ce prisme déformant, sans faire une critique cinématographique, ce qui n’est pas l’objet de Panurge, et sans jouer à en dépister les erreurs [2], ce qui serait mal comprendre la fonction du cinéma.

La lutte contre le fondamentalisme

De l’aveu du réalisateur de Elizabeth, le film est "son interprétation personnelle" d’un personnage : "Souvenons-nous qu’à travers toutes ces années, les histoires ont été écrites pour des puissants, qui n’hésitaient pas à décapiter lorsque quelque chose ne leur plaisait pas (sic). Donc l’histoire a été interprétée en fonction de ces dirigeants. Ce que je fais aujourd’hui, c’est simplement raconter ma vision de l’histoire, qui me touche, qui résonne avec ma propre histoire". Il ajoute : "Elizabeth parle du conflit entre fondamentalisme et tolérance, la recherche de soi-même, la divinité". S’il a le bon goût d’assumer les anachronismes dont il est inévitablement porteur sans en être forcément conscient - et qu’il serait stupide de lui reprocher -, ce cinéma est construit sur les résonances que le réalisateur a trouvées entre le XVIe et le XXIe siècles.

L’intérêt des réalisateurs pour des personnages emblématiques des querelles religieuses du XVIe siècle, Thérèse d’Avila, Elizabeth d’Angleterre ou Luther (Eric Till, 2003), est explicitement lié à la peur du terrorisme religieux après le 11 septembre. Dans Elizabeth, Philippe II incarne un fondamentalisme conquérant et malsain : regard fuyant, démarche fébrile, déambulant dans des édifices religieux cyclopéens, s’agenouillant devant des autels dont l’esthétique morbide, soulignent certains critiques, n’est pas sans rappeler les films d’horreurs qui jouent de l’imaginaire catholique dans le cinéma américain [3] : traînant des cohortes de cardinaux fanatiques, il est à peine réconforté par l’une de ses filles [4] qu’on croirait tout droit sortie de Shining. Teresa, el cuerpo de Cristo s’ouvre sur une scène de torture inquisitoriale commentée par une voix off expliquant les rigueurs de l’inquisition espagnole dans une Espagne mourant de faim et écrasée par l’aristocratie, avant d’insister sur la voie du salut personel que Teresa parvient à se construire contre toutes ces figures figées de l’autorité. Si le vieux thème historiographique de la légende noire hispanique [5] y trouve une nouvelle jeunesse sur les écrans, c’est en se moulant dans la géopolitique contemporaine, tout en conservant ses principales caractéristiques (inquisition, jésuites notamment). Shekhar Kapur voit une continuité de la condamnation d’Elizabeth par Sixte V à celle de Salman Rushdie, et voudrait que son film soit vu comme une charge contre les fanatismes de tout bord. À l’inverse, le film est taxé d’anti-catholicisme, à l’époque où "l’occident devrait se retrouver sur ses racines chrétiennes face à l’Islam" (sic, Franco Cardini), de sorte que, bon gré mal gré, le film est tout entier tiré vers des querelles qui le dépassent. Cette lutte défensive contre le fanatisme est une lutte à mort, et la violence du XVIe siècle offre à peu de frais une caution pour une politique dure et sans concession, mais qui resterait démocratique ou ; au moins, légitime. La tour de Londres d’Elizabeth n’a rien à envier aux geôles inquisitoriales de Teresa, à ceci près qu’on y obtient des informations vitales pour l’Angleterre et la liberté de conscience. À l’annonce de l’approche de l’invincible armada, Elizabeth s’écrie que les anglais ne peuvent pas perdre la bataille, sinon l’inquisition déferlera sur le pays et la liberté de conscience sera condamnée. Le film débouche à partir de cet instant sur une rhétorique patriotique jusqu’à l’acmé de la bataille, à grand renfort d’images de synthèses et de discours enflammés de la reine, sans doute maladroitement inspirés d’Henry V [6], de sorte qu’on accuse Shekhar Kapur de refonder l’Angleterre sur un nationalisme obsidional, forgé autour de la lutte contre le fanatisme catholico-espagnol. Si les attaques contre le film s’appuient sur de faux procès de ce genre [7], il n’en reste pas moins que les ambiguïtés qu’on reproche au film, conscientes ou non chez son réalisateur, sont très révélatrices des questions que travaillent la mémoire à partir du présent : le fondamentalisme, la disparition de l’identité nationale.

La construction de l’identité féminine

Dans le creux de la liberté de conscience se noue une seconde caractéristique commune des deux longs métrages, le choix de personnages féminins [8]construisant une identité féminine contre les institutions masculines violentes [9] en défendant leur liberté de conscience. Elizabeth avait déjà du dans le premier film affirmer son autorité contre celle du parlement et du conseil privé, institutions exclusivement masculines. Teresa de Jesús doit sans cesse se justifier de ne pas être possédée contre les autorités masculines (confesseur, inquisition, le rôle des prieures et de ses coreligionnaires étant gommé, ses propres doutes étant réduits au minimum, puisque dès la première scène, elle affirme sa certitude, l’obéissance aveugle qu’elle prône dans certains de ses écrits ayant enfin complètement disparu, la chronologie longue et chaotique de sa conversion étant complètement chamboulée). Dernier exemple, dans Deux soeurs pour un roi/ The other Boleyn Girl (Justin Chadwick, 2008), dernier avatar du genre, Lady Elizabeth Boleyn (K. Scott Thomas) explique à sa fille (Nathalie Portman) qu’il vaut mieux donner aux hommes l’impression qu’ils commandent pour se ménager une marge de pouvoir et de liberté. Cette attention aux personnages féminins, rejoignant l’une des préoccupations majeures de l’historiographie depuis les années 1980, renforce le lien entre liberté de conscience et défense de l’identité féminine, tout à fait attesté dans l’historiographie, le meilleur exemple en étant sans doute la "rhétorique de la féminité" [10] de Thérèse d’Avila. Sur cette rhétorique de la construction de l’identité féminine, les deux films peuvent reproduire les mêmes schémas. Elizabeth face au parlement, au moment de faire passer le second Act of Supremacy [11] et Thérèse de Jesus face à ses confesseurs qui l’accusent d’être manipulée par le démon connaissent un parcours similaire et linéaire, de la soumission à l’affirmation de soi, reproduit deux fois pour Elizabeth, pour maintenir la tension dramatique d’un film à l’autre, et finissent par affirmer leur autorité de femme. Celle-ci s’appuie sur un contrôle de la sexualité, qui passe pour la première par la revendication de sa virginité ("Je suis mariée à l’Angleterre", finit-elle par dire, en reprenant un vieux thème de la symbolique Elizabéthaine) et pour la seconde, vierge consacrée, par la revendication des aspects les plus sensuels de l’extase, sur lequel Ray Ligora, sans surprise, a décidé de se concentrer, de sorte qu’un parallèle est explicitement établi entre ces deux vierges et la revendication d’un contrôle de la sexualité féminine par les femmes depuis les années 1960.

Les deux réalisateurs ont fait le choix d’une esthétique lisse, figée et léchée, qui fonctionne par tableaux successifs (certes inspirés de l’iconographie de l’époque) qui, parce qu’elle est tout sauf réaliste et s’appuie sur des images connues, facilite le passage entre le présent et l’époque du film, en gommant l’étrangeté qu’il peut y avoir à représenter le passé avec les moyens du présent. Cette familiarité qui cherche à produire des icônes, porteuse de combats intemporels, est encore renforcée par le choix de deux personnages qui restent enfin extrêmement populaires dans leur pays : Elizabeth est synonyme d’âge d’or pour l’Angleterre, bien que le film s’arrête justement au seuil de l’explosion artistique de la fin du règne, et Thérèse de Jésus a récemment été élue 9e plus grande personnalité espagnole de tous les temps, dans l’une de ces émissions dont la télévision publique espagnole a le secret [12], entre Picasso et Felipe Gonzalez.

Les deux films partagent donc, du point de vue de leurs réalisateurs et malgré des personnages très opposés, un certain nombre de caractéristiques : deux femmes dans une société misogyne en lutte contre le fondamentalisme et défendant, chacune à leur manière, une forme de liberté de conscience et une liberté du corps qui est à la base de la construction d’une identité féminine. Deux femmes éminemment contemporaines donc, et très révélatrices de l’une des fonctions de l’histoire dans le cinéma : ramener au présent des personnages suffisamment héroïques pour faire rêver le spectateur - car le passé est héroïque -, mais suffisamment fragiles pour que leur combat puisse se mettre à son niveau, tout en illustrant les questions qui l’agitent [13] dans la plus pure tradition de l’histoire édifiante et des "leçons de l’histoire". Paradoxalement, cette fonction très traditionnelle de l’histoire retrouve ici de la vigueur en s’appuyant inconsciemment sur les acquis de l’historiographie des dernières décennies et en revendiquant une vision très interprétative de l’histoire, qui n’est pas sans rappeler certains des aspects du Linguistic turn [14] des années 1990.

Notes

[1La suite de Elizabeth (1998) du même réalisateur, avec la même Cate Blanchett, qui couvrait le début du règne, avec Vincent Cassel en duc d’Anjou et, Eric Cantonna en ambassadeur de France, ce qui, dans un film anglais, n’est pas surprenant.

[2ce qu’a déja fait Wikipedia pour Elizabeth

[3à titre d’exemple : Constantine, (Francis Lawrence, 2005) et 666, la malédiction (John Moore, 2006).

[4L’actrice étant beaucoup trop jeune, il est impossible de l’identifier.

[5La référence canonique reste Julián Juderías, La leyenda negra, 1914, qui a fait l’objet de nombreuses rééditions, dont une à Madrid (Swan, 1986, 421 p.).
Le thème a fait l’objet de nombreux travaux depuis, et la question de la légende noire reste débattue en Espagne. La page Wikipedia sur la Leyenda negra fournit une bibliographie de base.

[6Deux adaptations cinématographiques : Laurence Olivier, 1944 et Kenneth Branagh, 1991.

[7À l’inverse, pour The Four Feathers Shekhar Kapur avait été accusé en 2002 par la presse anglaise d’être trop anti-british, une remarque qu’on ne lui fera pas cette fois-ci et qui explique peut-être son revirement

[8Jeanne la folle avait également fait dès 2001 l’objet d’un film biographique espagnol : Juana la loca, dirigé par Vicente Aranda

[9Est-ce un hasard s’il n’y a pas de femme dans l’entourage de Philippe II, et si la seule présente a été rajeunie au point de devenir une petite fille ?

[10Le thème est surtout développé par des historiennes et hispanistes américaines, à partir des travaux d’A. Weber. On retiendra notamment, comme particulièrement emblématiques : WEBER, Alison, Teresa of Avila and the rhetoric of feminity, 1990, et SLADE, Carol, Saint Therese of Avila, author of an heroic lifes, 1985.

[11NB : dans le premier film, Elizabeth (1998).

[12voir le lienici.

[13Les exemples sont très nombreux, à commencer par les peplums hollywoodiens - Troy (Wolfgang Petersen, 2004), Alexandre (Oliver Stone, 2005), 300 (Zack Snyder, 2007), et le retour des films médiévaux : Kingdom of Heaven (Ridley Scott, 2005).

[14Sur son impact sur l’histoire, on peut notamment lire : Zammito, John H., The Journal of Modern History, Vol. 65, No. 4, pp. 783-814

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