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Le livre comme objet.

22 mars 2008, 14:31, par Guillaume Berthon

Bonjour,

Votre question est complexe. Je pense que l’affirmation de M. Lazard (je n’ai pas son livre sous les yeux) repose sur un passage des Essais, livre III, chapitre II (éd. P. Villey, PUF, p. 808-809 ; je modernise l’orthographe) :

Nul n’a été prophète non seulement en sa maison, mais en son pays, dit l’expérience des histoires. De même aux choses de néant. Et en ce bas exemple se voit l’image des grands. En mon climat de Gascogne, on tient pour drôlerie de me voir imprimé. D’autant que la connaissance qu’on prend de moi s’éloigne de
mon gîte, j’en vaux d’autant mieux. J’achète les imprimeurs en Guyenne, ailleurs ils m’achètent.

Le « bas exemple » désigne bien entendu les Essais de l’auteur. On comprend traditionnellement le « j’achète les imprimeurs en Guyenne » comme un aveu du fait que Montaigne a financé personnellement l’édition de 1580 de ses Essais, édition qui paraît àBordeaux en 1580 chez Millanges (la réédition quelque peu augmentée de 1582 paraîtra encore àBordeaux, alors que les rééditions suivantes seront parisiennes). On peut comprendre le geste de Montaigne de publier àBordeaux (alors qu’il est déjàun auteur parisien àl’époque, avec sa traduction de l’Å“uvre de R.Sebond, ou sa publication des Å“uvres de La Boétie) comme un signe que Montaigne brigue alors la mairie de Bordeaux qu’il obtient dès 1581. Plus généralement, au XVIe siècle, l’impression d’un ouvrage étant en général une entreprise coà»teuse (le coà»t du papier, en particulier, représente la moitié de la dépense totale, main d’Å“uvre comprise), il arrive que les riches auteurs financent eux-mêmes l’édition en achetant le papier, par exemple (c’est, je crois, le cas de Montaigne). Les auteurs moins fortunés qui sont publiés ne sont en général pas rémunérés ; les plus connus d’entre eux peuvent recevoir une somme fixe contre le manuscrit àimprimer, ou seulement un certain nombre d’exemplaires gratuits (voir par exemple ce qu’écrit Elizabeth ARMSTRONG, Before Copyright. The French Book-Privilege system 1498-1526, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p.84). Il n’existe aucune rémunération sur la vente des ouvrages, dont le produit revient au libraire.

Pour revenir àMontaigne, il n’est pas évident que la première édition des Essais ait été rapidement épuisée. Il me semble qu’on a retrouvé des exemplaires de cette première édition avec des pages de titre “rajeunies†, c’est-à-dire qu’on a retiré la page originale, qui contient la date, pour la remplacer par une nouvelle page qui fait croire àune réédition, avec une date plus récente.

Enfin, pour répondre àla dernière partie de votre question, l’imprimeur du XVIe siècle doit décider au moment de commencer l’impression le chiffre du tirage. En effet, les caractères d’imprimerie coà»tant très cher àl’achat au XVIe siècle, les imprimeurs ne disposent pas de stocks importants, et, une fois la forme composée (l’ensemble des pages àimprimer sur une grande feuille de papier, 8 pour l’une des formes d’un in-8°, etc.) et les feuilles correspondantes imprimées, il n’est pas possible d’immobiliser les caractères dont l’imprimeur a besoin pour composer les formes suivantes. Il faut donc défaire complètement la forme, ce qui interdit une réimpression des feuilles déjàimprimées (pour une réimpression, il faut en fait tout recomposer entièrement). Calculer le chiffre du tirage au plus juste reste donc un pari sur le succès d’un livre, et l’impression artisanale n’y change pas grand chose.

J’espère avoir répondu àvotre question sans avoir été trop confus (ce n’était pas évident !).

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